La Grande dame. Revue de l'élégance et des arts

collection privée

Janvier 1895

  collection privée

Virginie Demont-Breton (1)

— Madame Chébe ! — Mon garçon ?... — Je suis content !...

Vous croyez que c'est cette brave bonne bête de Risler aîné qui parle encore, ce soir, 29 novembre 1894, dans les salons du Grand¬-Véfour, comme à la noce de l'associé de Fromont jeune qu'a célébrée Alphonse Daudet (2) dans une page inoubliable ? Non, c'est un autre brave homme, un père heureux, un grand artiste, que l'émotion de la solennité a rendu aussi délicieusement timide que le dessinateur en papiers peints du roman, avec une pointe de finesse en plus qu'on était bien en droit d'attendre du peintre et du maître Jules Breton (3), présidant ou plutôt assistant au banquet offert par les « Femmes Peintres » à sa fille Virginie Demont-Breton, pour honorer notre jeune et nouveau chevalier de la Légion d'honneur. Mais, si rien n'a manqué, ni la grâce, ni la célébrité, ni l'abondance des convives, c'est, parmi tant de maîtres du pinceau qui y participèrent, le crayon trop éteint du rapporteur qui y fera défaut.

 

(1)

Virginie Élodie Marie Thérèse Demont-Breton, dite Virginie Demont-Breton, 

née le 26 juillet 1859 à Courrières et morte le 10 janvier 1935 à Paris, est une artiste peintre française.

(cliquez sur le titre)

Source 

 

(2)

Alphonse Daudet, 

né le 13 mai 1840 à Nîmes dans le département du Gard et mort le 16 décembre 1897(à 57 ans) à Paris, est un écrivain et auteur dramatique français.

(cliquez sur le titre)

Source 

 

(3)

Jules Aldolphe Aimé Louis Breton, 

né à Courrières (Pas-de-Calais) le 1er mai 1827 et mort à Paris le5 juillet 1906, est un peintre et poète français.

(cliquez sur le titre)

Source 

 

La salle, vous la connaissez, depuis que le romancier de Fromont jeune et Risler aîné vous l'a brossée, une fois pour toutes, à la première page de son livre.... Des glaces pour murailles, et pour tables des jardins en corbeilles de fleurs ; des asclépias, des orchidées, toute la gamme des chrysanthèmes effilochés et des roses mousseuses dont les versicolores calices s'effaçaient, entre les carnations blondes et brunes des soupeuses qui émergeaient de corsets blancs, noirs, ponceau, crème, de deux cents sortes de corsets reproduisant jusqu'à l'imperceptible toutes les nuances du prisme. Deux cents élégantes, deux cents artistes de tableaux dont le plus lumineux était assurément celui qu'elles peignaient, chacune avec sa toilette et sa couleur distinctes, autour de leur maîtresse et de leur sympathique camarade. Celle-ci, de la grisaille de sa robe simplette dont le ruban des Légionnaires marquait l'unique relief, et surtout de son air effacé de femme simple dont Virginie Demont-Breton enveloppe si posément l'artiste supérieur qui dort en elle, formait le centre et le contraste de cette table interminable, de cette pochade ardente où quelques habits noirs, entremêlés et perdus presque, faisaient à peine quelques ombres.

- Nous jouons, ce soir, à dix contre un ! dit Barrias à son voisin, en regardant complaisamment ses délicieuses voisines ; et, d'une audacieuse et fière poussée des reins dans son frac comme dans une cuirasse, se prépare aux douces et lointaines batailles de sa jeunesse.

- Alors, vous gagnerez ! lui répond Bouguereau (1) d'un air tout aussi décidé et qui, dans la pose massive du zouzou légendaire se trouvant après la charge avec trois pièces sur les bras, dispose hardiment ses trois verres en rangée de bataille ; et, après un coup de poing supplémentaire dans ses cheveux, lui aussi attend sans sourciller l'ennemi.

 On dîne, on bavarde, on est chez soi — puisqu'on est entre peintres. Barrias (2), avec qui j'ai l'honneur de voisiner et à qui je parle d'Hébert, son vieux collègue à la direction de l'Académie de Rome, m'entretient à son tour de Grégoire XVI comme s'il l'avait connu d'hier, et des belles Albanaises comme s'il ne les avait jamais oubliées... A mesure que les flacons se vident, leurs fumées douces chauffent la salle, donnant de l'esprit aux plus timides et répandant partout une familiarité de bon ton, dont tout le monde profite. C'est le dessert : on s'est déjà montré du doigt, dans cette noce de village — pardon ! dans ce banquet de Légionnaires, — l'heureuse reine de la fête, que ses deux mignonnes fillettes, entourent, à droite et à

 

(1)

William Bouguereau, 

est un peintre français représentatif de la peinture académique, né le 30 novembre 1825à La Rochelle où il est mort le 19 août 1905.

(cliquez sur le titre)

Source 

 

 

(2)

Félix-Joseph Barrias, 

né le 13 septembre 1822 à Paris, où il est mort le 24 janvier 1907, est un peintre et illustrateur français, spécialisé dans le genre du portrait, de la peinture d'histoire et de la peinture décorative.

(cliquez sur le titre)

Source 





Mlle Maximilienne Guyon





Mme E. Huillard

gauche, avec un innocent bouquet de fleurs artificielles dans les mains. La mère de cette mère vient après, plus heureuse peut-être que sa grande et glorieuse enfant ; car, devant elle, son assiette reste pleine et ses doigts, un peu tremblants, s'élèvent à la dérobée jusqu'à ses yeux où ils écrasent une larme.... Et puis, voici ce grand benêt de papa qui n'avait su où se fourrer au salon, entre les longs bouillonnements des robes criant de leurs secs froissements contre le drap de son pantalon et le vernis de ses bottines : « Maladroit, pre¬nez garde » et qui s'échappant à ce premier martyre du parquet mouvant, quand le garçon de salle solennel avait annoncé du fond de son faux col : « Madame est servie ! » n'avait, à son bras, conduit sa fille à table que pour y continuer son rêve, les yeux grands ouverts et les mains tortillant gauchement un bout de la serviette. Ce rêve, commercé à huit heures avec l'entrée de la fine fleur du Tout-Paris artiste, ses convives, n'allait-il pas tout à coup finir maintenant que onze heures marquaient la fin du dîner et l'ouverture des toasts ? Et, par petits coups tremblotants du couteau sur le cristal des flûtes de champagne, Jules Breton, tel qu'un patient qui s'exécute lui-même, d'arrêter là son rêve pour laisser prononcer des discours qu'il n'entend pas, et pour essayer de bégayer aussi le sien, à l'adresse de cette artiste qui l'intimide :

— Cette enfant, après tout !... Cette petite !... La mienne !

Avec une éloquence simple et forte Virginie Demont-Breton répond à Jules Breton que, comme artiste, elle est la fille de son art et non de son père, qui, pour laisser à celle-ci toute son initiative, commença à s'éloigner d'elle, — à souffrir dans son isolement aussi, — du jour où l'élève put marcher seule, au gré de son tempérament. L'orateur explique ses débuts personnels, ses recherches constantes d'un art qui emprunterait toutes ses vivifiantes images à un idéal vrai permettant à la nature de rire et de pleurer, de se regarder et de se reconnaître toujours dans un tableau, comme dans un miroir. Comment, la femme peut-elle devenir artiste ? Surtout en restant femme et en n'oubliant jamais qu'elle n'inaugurera, ni de plus pur chef-d'oeuvre que ses enfants, ni de plus beau 




Mme de Chatillon


musée que son foyer. Ce discours ému et calme, que la lectrice prononce d'une voix maîtresse d'elle-même et qu'il faudrait reproduire dans son texte charmant mieux que dans ce raccourci trop sommaire, me rappelle une lettre où Virginie Demont-Breton se raconte simplement et dont l'extrait suivant remplacera, de son mieux, cette page.


 … Vous avez vu, clans nos albums de famille, mes premiers petits croquis. Je me rappelle que je les faisais debout, près d'une chaise sur laquelle ma mère établissait mon papier sur un gros livre, quand j'étais toute petite ; ensuite, elle recueillait précieuse¬ment mes petits dessins et les classait avec soin dans ses albums, avec titre et date pour les compléter. J'allais rarement à l'atelier de mon père, qui n'était pas attenant à notre maison et se trouvait dans le jardin de mon oncle Louis.

Je me rappelle l’impression profonde que j'éprouvais, lorsque j'entrais dans cet austère atelier de piocheur dont les murs étaient tout remplis d'études faites à Courrières, — car mon père n'avait pas encore été à Douarnenez, à cette époque. J'éprouvais un recueillement semblable à celui qu'on ressent en entrant dans une église.

Les sujets que je traitais, vous le savez, étaient toujours des jeux d'enfants, ma grande préoccupation d'alors. C'est qu'il était né, chez mon oncle, une petite fille avec laquelle je jouais et que je voyais prendre son petit bain. Quatre ans plus tard, elle eut un petit frère ; ce qui me fournit de nouveaux et charmants sujets d'étude... J'ai toujours eu un grand amour pour les petits enfants.

Ma passion pour la mer vient des belles saisons d'été que nous passions à Douarnenez. Oh ! les beaux souvenirs d'enfance que j'ai des bords de cette baie, tantôt bleue comme la Méditerranée, tantôt mauvaise et écumante, bondissant sur les rochers des falaises...


Vous connaissez mes premières études peintes. C'est à l'âge de quatorze ans que j'eus la permission de prendre la palette. Ce fut une joie qui m'empêcha de dormir, pendant huit jours. A dix-sept ans, je fus fiancée à Adrien Demont, qui, jeune paysagiste, venait à Courrières de temps en temps montrer ses études à son maître, mon oncle Émile. Trois ans plus tard, le 7 février 1880, avait lieu notre mariage. Pendant ces trois ans de fiançailles, époque admirable, pleine de beaux rêves d'avenir, — qui, je dois le dire, se sont tous réalisés au delà même de ce que nous osions espérer, — pendant ces trois ans, dis-je, nous travaillâmes tous les deux avec ardeur ; lui à Douai ; moi, à Courrières. Il avait la permission de venir me voir tous les quinze jours.


A dix-neuf ans, je voulus faire un tableau pour le Salon. Alors mon père m'envoya à Paris avec ma mère, pendant trois mois, et me dit : « Marche ! Je verrai ton quand il sera fini.» Car il tenait, avant tout, à ce que je travaillasse sans aucune influence, afin que je pusse dégager mon originalité pleine et entière, si j'en avais. Je louai donc un grand atelier et j'y brossai trois tableaux. Dans le Chèvrefeuille, une fillette nue, près de l'eau, se détournait




Mme P. Delacroix-Garnier





Mme F. Vallet

vers une chèvre qui voulait manger les fleurs que la paysanne s'était mises dans les cheveux : chèvre et fillette, un Américain riche emporta tout. Les deux autres toiles : Petite Source et Fleur d'Avril, m'ouvrirent pour la première fois, en 1880, les portes du Salon et m'y valurent une première récompense.

  Vous savez le reste...


Le reste fut, en quatorze ans, une série d’œuvres qui suffiraient à illustrer la longue carrière d'un artiste ; mais pour celui-ci, comme un grand orateur l'a dit d'un grand vainqueur, « c'est le premier pas de sa course ». Dans les discours qui précèdent et qui suivent le sien, nous entendons Mme Delacroix-Garnier — la somptueuse organisatrice de cette Noce de Cana d'après Véronèse, plutôt que d'après l'Évangile — célébrer en Mme Demont-Breton la femme simple et l'obligeante cama-rade. Après les vertus du foyer, ce sont les vertus de la peinture, et Mme Huillard en constelle comme de diamants sa délicate allocution. J'entends nommer les Loups de mer, le Bain, la Plage, l'Homme est en mer, le Messie, Jeanne d'Arc, et, à ce dernier titre de tableau du jeune maître, je le regarde s'auréolant, entre les frisures paysannes et naïves de ses cheveux, et son œil gris de mer se perdant loin, dans l'éblouissement des lustres, dans les reflets sans fin des glaces, dans ce mirage de la gloire si lointaine pour tant d'artistes et que cette élue aura entrevue, ce soir-là, un instant pour ne plus l'oublier, comme celle de Domrémy ses Saintes et ses Voix dans la saulaie natale.

— Bravo, les femmes! s'écrie un habit noir sincère.

-- Et maintenant, les hommes, nous n'avons plus qu'à bafouiller ! dit un frac noir. A la parloterie de Bouguereau intimidé par tant de jolies femmes et qui, s'accrochant désespérément à son verre de champagne, demande qu'on le sauve, succède le brave général




Mme H. le Roy d'Etiolles

Mlle Louise Abbéma

Lhérillier dont le mérite d'avoir « brossé tout au plus son habit » n'est pas précisément le titre qu'il invoque pour donner l'accolade des chevaliers à sa vaillante camarade de la Légion d'honneur. C'est encore à la gloire d'un général français d'avoir sauvé la place ; mais, comme c'est à l'heureux Jules Breton que revient l'honneur de lever le siège, sans nous renouveler le speech de Tholomyès affirmant que « le colibri est un oiseau craché par le soleil, que tout est beau » et le reste, il demande la permission d'embrasser sa jolie voisine. Nous allions l'imiter, quand les garçons de salle, annonçant minuit, nous signifient que l'on détale. Et, en descendant l'escalier, il faut entendre ce vieux père, ce cher artiste, ce cœur rempli et enivré du bonheur de sa fille dire encore, au bras de sa belle voisine qui le porte :

— Madame Chèbe ! — Mon garçon ?... — Je suis content !

Ainsi a commencé, ce soir-là, pour un des plus chers maîtres de notre École française, l'éclosion d'un beau rêve qui n'est pas près de finir.

Boyer D’Agen