La Grande dame. Revue de l'élégance et des arts

collection privée

Juin 1895

 

Le cyclisme

collection privée

C'était inter pocula, au dessert d'une de ces agapes fraternelles que, dans son joli hôtel de l'avenue qui porte aujourd'hui son nom, Victor Hugo offrait avec une cordialité aimable aux poètes, aux critiques, aux jolies femmes... et aux cochers de fiacre qui lui avaient adressé des vers.

Le grand homme, à ce moment du repas où le cœur s'épanouit, avait l'habitude de répandre à larges flots son inépuisable sympathie sur les hommes et sur les choses.

Après un éloge bien senti des conducteurs d'omnibus, dont il était le client assidu, il fit du cheval un panégyrique éloquent et attendri, et, dans un beau mouvement, que M. de Buffon eût applaudi, en relevant ses manchettes :

« Paris, s'écria-t-il, Paris, la ville lumière, est aussi la ville injuste ! Il est le paradis des femmes, le purgatoire des hommes et l'enfer des chevaux ! 

Qui donc affranchira le cheval, cet esclave, cette victime ?


— Le vélocipède ! » répondit un loustic.

Ce loustic était un prophète. Le vélocipède, en effet, qu'il se présente à nous sous l'une ou l'autre de ses formes : bicycle, tricycle ou tandem, semble devoir, et cela dans un avenir prochain, remplacer la plupart des moyens de transport et de locomotion aujourd'hui en usage.

Nous voyons au Bois chaque matin, cinquante cyclistes pour un cava¬lier. La proportion est effrayante ; mais j'atteste qu'elle est vraie, et, pour les longs trajets, beaucoup de gens préfèrent aujourd'hui les pneumatiques aux locomotives.

Le cyclisme, car il faut des mots nouveaux pour les choses nouvelles, a pris chez nous, en ces dernières années, un développement que personne n'aurait pu prévoir. Ils sont loin de nous les jours où l'on se retournait pour voir passer un monsieur plus ou moins mal mis, juché au-dessus de la roue immense de son grand bi, suivie d'une autre roue toute petite. C'était incommode, peu pratique, confortable moins encore, et légèrement ridicule. Si le vélo était resté dans de telles conditions, il n'aurait pas fait son chemin dans le monde. Mais une série d'améliorations pratiques, très intelligentes, l'ont conduit à un point de perfection qui ne nous laisse plus rien à désirer. On a réalisé l'idéal.

De hauteur moyenne, permettant à celui qui le monte de dominer sa route, sans être assez élevé pour devenir le point de mire du passant ; obéissant aux moindres impulsions que lui donne la volonté de son maître, et pouvant obtenir une plus grande vitesse que la chaise de poste la mieux attelée, le vélo actuel inspire à celui qui s'en sert un enthousiasme partagé par un public de jour en jour plus nombreux. On disait autrefois que la France était centre gauche. On peut dire aujourd'hui est cycliste. Elle se couvre de vélodromes destinés à l'éducation, à l'entraînement ou aux concours des cyclenzen. On en trouve dans toutes les grandes villes. Paris en a aujourd'hui dans tous les quartiers : il y en aura bientôt dans toutes les rues.

Mais le cyclisme ne s'en tient pas là : il organise presque chaque jour des matchs et des concours partout, les uns dans des abris clos et couverts, comme la Galerie des Machines, ou le Palais des Arts libéraux au Champ de Mars ; les autres sur le long parcours de nos grandes routes. Pour notre compte, nous trouvons à ceux-ci beaucoup plus d'intérêt, parce qu'ils nous permettent d'apprécier avec plus d'exactitude la vigueur physique, l'énergie morale et la force d'endurance des concurrents. Les nombreux témoins qui suivent ces épreuves et les paris dont elles sont l'objet nous prouvent assez la place que ce nouveau sport a su conquérir parmi nous.

Il serait difficile à celui qui ne possède pas des connaissances tech¬niques spéciales de se rendre compte des progrès réalisés depuis vingt ans dans l'industrie du cycle. On peut dire que la perfection mécanique a été dans toutes les parties de l’appareil, comme choix des matériaux, à la fois résistants et légers ; comme mise en œuvre, comme agencement, comme jeu régulier de toutes les pièces composant cette machine délicate et compliquée.

La presse, qui se pique d’être le porte voix intelligent et retentissant de toutes les inventions utiles, a prodigué à la vélocipédie toutes la publicité 

dont elle dispose. Mais, comme si les journaux existant déjà n'avaient pu lui suffire, la vélocipédie en a créé de nouveaux qui lui sont spécialement consacrés ; elle a fait plus : car elle est aujourd'hui à la tête d'une bibliothèque complète, comprenant des ouvrages théoriques et des manuels pratiques, des plans, des cartes et des guides de toutes sortes. N'est-ce pas assez pour indiquer la place que la vélocipédie occupe aujourd'hui dans le monde parisien, ou, pour mieux dire, dans tous les mondes ?

Le cyclisme a aussi son hygiène, dont les prescriptions sont contrôlées par la Faculté. On a écrit un livre tout exprès pour réunir en un corps de doctrine tous les préceptes d'un entraînement rationnel. On dresse le cycliste pour les performances que l'on attend de lui, comme jadis les athlètes du monde antique ; comme aujourd'hui les boxeurs et les jockeys. On lui dicte son genre de vie ; on lui rationne le sommeil, le boire et le manger. On fait de lui un professionnel : c'est-à-dire un être à part dans la société des hommes.

Le cyclisme a ses officiers d'état-major, qui lui dressent le plan des parcours à suivre dans ses matchs et lui tracent ses itinéraires dans les forêts de l'État. On fait plus encore en Belgique, où l'on ménage, le long des routes royales, des contre-voies disposées de façon à rendre plus facile le fonctionnement des roues, assouplies et rendues élastiques par les bandes de caoutchouc qui les cerclent. Çà et là des échelons de pierres, placés de distance en distance, aident le cavalier à se remettre en selle.

Toutes sortes d'accessoires ingénieux viennent se greffer sur la machine principale et la compléter. Il y en a qui sont pourvues d'ombrelles et de parapluies, de sorte que l'on peut les monter dans tous les temps, sans crainte d'être rôti ou mouillé. Toutes ont maintenant la clochette d'alarme et la lanterne obligatoire ; beaucoup, le portefeuille, pour recevoir les lettres et dépêches ; quelques-unes, des coffres assez grands pour recevoir un stock de colis postaux.

Les femmes ne sont pas entrées de plain-pied dans le mouvement du cyclisme. Il faut reconnaître qu'elles n'y étaient point attirées par les hommes qui en furent les premiers propagateurs. Ils n'étaient point du monde où elles vont d'ordinaire chercher des inspirations et des modèles.

Mais, plus tard, quand elles ont vu des généraux de cavalerie comme le marquis de Galliffet, des clubmen autorisés et les cracks de l'élégance oublier un moment leurs pur sang pour chevaucher sur les bicyclettes, elles se sont laissé gagner par la nouvelle mode, et l'on a pu admirer leur brillant escadron, sillonnant les belles chaussées tracées en plein Bois par la main savante d'Alphand. L'enthousiasme a bientôt succédé à la froideur des premiers jours. Toutes ont voulu en même temps être cyclistes, et elles ont envahi tous les vélodromes, aux heures réservées pour elles.

L'élégance du costume a bien été peut-être pour quelque chose dans cet engouement tant soit peu fiévreux. On ne s'habille pas pour aller à bicyclette comme pour aller à pied ou en voiture, et les maîtres de la fashion parisienne ont trouvé des créations capables de mettre en lumière les élégances et les grâces de nos cyclewomen les plus titrées.

Je ne sais rien d'attrayant comme la grande piste organisée par la Compagnie générale des Cycles, au manège Petit, dans l'avenue des Champs-Élysées, à l'heure réservée aux belles clientes de la maison. On peut y rencontrer, dans le groupe des princesses authentiques, Mmes de Broglie et de Sagan, Cystria, Stirbey, Cernicheff et Zurlo ; les marquises de Galliffet et de Lilliers, de Morés et de Château-Villard, de Canolles et de Chaponay ; les comtesses Pillet-Will, de Bryas, de Montebello et de Chauny ; la vicomtesse de Gallard ; les baronnes Merlin, de Mullenheim et du Bourdieu; Mmes de Lambertye, de la Redorte, Casimir-Perier, alors que M. Casimir-Perier n'était que premier ministre; Magnin, de la Banque de France; Roujon, des Beaux-Arts; Mme de Mier et sa charmante fille, et lady Churchill, sans nommer celles qui viennent oublier dans les délassements du sport les fatigues de la vie artistique et littéraire, comme Mmes Séverine et Colombier.

Le côté des hommes a bien aussi son intérêt, avec les généraux Zurlinden, des Roys, Duhesme, Chanoine, marquis de Galliffet et duc d'Auerstaedt ; les princes Stirbey, Ghica, de Tarente, de Polignac, de Chimay et de Caraman-Chimay ; Je comte de Bari (un Bourbon de Naples), le comte Broissia, le marquis de la Guiche, MM. de Rothschild, les sénateurs Mir et Delpech, Clemenceau, Henri Rochefort, Delcassé, Andrieux, Standish, de Cassagnac. Il y a bien aussi le côté des artistes, avec Gailhard, de l'Opéra, et Coquelin, de la Comédie Française.

Je ne connais pas de meilleur emploi pour deux heures inoccupées, dans une matinée d'oisif, au printemps, qu'une visite faite avec un guide intelligent, dans le manège Petit — cela vaut bien un tour aux écuries du Cirque — et le parfum en est moins désagréable. — On y pourra faire de l'esthétique cycliste, en examinant la plus belle et la plus complète 

collection de machines qui soit au monde, et l'on fera d'instructives comparaisons entre les Rochet, de fabrication française, les Elswick d'Angle-terre et les Columbias américaines..., qui rendent le choix hésitant et la préférence incertaine.

 

Le cyclisme, comme le patinage, a, pour les femmes, sa tenue spéciale et son costume particulier. Il se refuse aux coupes larges et flottantes, et leur préfère les formes ajustées : le boléro à demi collant, ouvrant sur un gilet tailleur, montant et fermé; la culotte jockey, quand on ose, et, quand on n'ose pas, la jupe étroite comme celle des robes de cheval actuelles, ne tombant pas beaucoup au-dessous du genou, pour laisser toute leur liberté aux mouvements de la jambe ; le bas anglais au dessin quadrillé, au tissu élastique ; le brodequin lacé, montant au-dessus de la cheville, avec la semelle assez forte, pour n'avoir rien à redouter du contact de la pédale d'acier. Ici comme partout la coiffure admet plus de fantaisie ; mais son idéal doit se rapprocher de la toque du jockey, c'est-à-dire tout en protégeant les yeux, ne pas offrir un point de résistance au vent, qui parfois se présente debout, comme disent les marins. 

A peine se permettra-t-on la plume légère, et encore à la condition d'être solidement fixée.

Nous avons vu jadis les gentilshommes les plus titrés de l'Armorial français figurer sur nos hippodromes et se disputer les prix dans no steeples. La vélocipédie, malgré ses succès, n'a pas encore triomphé de la réserve que les femmes du monde s'imposent en toute occasion, et malgré les séductions du costume, je ne crois point qu'elles figurer jamais à la cote dans les matchs de bicyclettes. Elles se contenteront de courir entre elles, en champ clos, sans mettre le public à même de se prononcer sur le mérite de leurs performances et le degré de leur condition. Mais qui donc oserait dire que la création du Rallye vélo, déjà en plein succès, ne hâtera point une petite révolution déjà souhaitée par plus d'une élégante cycly-lady ?

Les étoiles du théâtre ne sont pas tenues à tant de discrétion. On se rappelle encore l'éclat de la course dans laquelle, au printemps denier figurèrent les plus sympathiques pensionnaires de nos théâtres de genre On assure que nous les reverrons bientôt sur la même piste. En attendant que nous retournions les applaudir, nous empruntons à ce match dont le record ne sera pas oublié, les plus gracieuses silhouettes de ces amazones, fin de siècle.

Consuélo 1885