Assemblée nationale

Quelques grands moments d’éloquence parlementaire

(cliquez sur chaque titre)

Assemblée nationale

Histoire et patrimoine

Lire les Grands moments d’éloquence parlementaire 

 

Quelques grands moments d’éloquence parlementaire

 

Révolution française

Maximilien Robespierre

Ultime discours du citoyen Robespierre

Discours à la Convention : séance du 8 thermidor an II (26 juillet 1794)

 

M. Robespierre :

En voyant la multitude des vices que le torrent de la Révolution a roulés pèle-mêle avec les vertus civiques, j'ai tremblé quelquefois d'être souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur de ces hommes pervers qui se mêlaient dans les rangs des défenseurs sincères de l'humanité; mais la défaite des factions rivales a comme émancipé tous les vices; ils ont cru qu'il ne s'agissait plus pour eux que de partager la patrie comme un butin, au lieu de la rendre libre et prospère ; et je les remercie de ce que la fureur dont ils sont animés contre tout ce qui s'oppose à leurs projets a tracé la ligne de démarcation entre eux et tous les gens de bien. Mais si les Verres et les Catilina de la France se croient déjà assez avancés dans la carrière du crime pour exposer sur la tribune aux harangues la tête de leur accusateur, j'ai promis aussi naguère de laisser à mes concitoyens un testament redoutable aux oppresseurs du peuple, et je leur lègue dès ce moment l'opprobre et la mort ! Je conçois qu'il est facile à la ligue des tyrans du monde d'accabler un seul homme ; mais je sais aussi quels sont les devoirs d'un homme qui peut mourir en défendant la cause du genre humain. [...]

Peuple, souviens-toi que, si dans la République la justice ne règne pas avec un empire absolu, et si ce mot ne signifie pas l'amour de l'égalité et de la patrie, la liberté n'est qu'un vain nom ! Peuple, toi que l'on craint, que l'on flatte et que l'on méprise; toi, souverain reconnu, qu'on traite toujours en esclave, souviens-toi que partout où la justice ne règne pas, ce sont les passions des magistrats, et que le peuple a changé de chaînes, et non de destinées !

Souviens-toi qu'il existe dans ton sein une ligue de fripons qui lutte contre la vertu publique, et qui a plus d'influence que toi-même sur tes propres affaires, qui te redoute et te flatte en masse, mais te proscrit en détail dans la personne de tous les bons citoyens !

Rappelle-toi que, loin de sacrifier cette nuée de fripons à ton bonheur, tes ennemis veulent te sacrifier à cette poignée de fripons, auteurs de tous nos maux, et seuls obstacles à la prospérité publique !

Sache que tout homme qui s'élèvera pour défendre ta cause et la morale publique sera accablé d'avanies et

proscrit par les fripons ; sache que tout ami de la liberté sera toujours placé entre un devoir et une calomnie ; que ceux qui ne pourront être accusés d'avoir trahi seront accusés d'ambition; que l'influence de la probité et des principes sera comparée à la force de la tyrannie et à la violence des factions ; que ta confiance et ton estime seront des titres de proscription pour tous tes amis ; que les cris du patriotisme opprimé seront appelés des cris de sédition, et que, n'osant t'attaquer toi-même en masse, on te proscrira en détail dans la personne de tous les bons citoyens, jusqu'à ce que les ambitieux aient organisé leur tyrannie. Tel est l'empire des tyrans armés contre nous, telle est l'influence de leur ligue avec tous les hommes corrompus, toujours portés à les servir. Ainsi donc, les scélérats nous imposent la loi de trahir le peuple, à peine d'être appelés dictateurs ! Souscrirons-nous à cette loi ? Non ! Défendons le peuple, au risque d'en être estimé; qu'ils courent à l'échafaud par la route du crime, et nous par celle de la vertu.

Ditons-nous que tout est bien ? Continuerons-nous de louer par habitude ou par pratique ce qui est mal ? Nous perdrions la patrie. Révélerons-nous les abus cachés ? Dénoncerons-nous les traîtres ? On nous dira que nous ébranlons les autorités constituées, que nous voulons acquérir à leurs dépens une influence personnelle. Que ferons-nous donc ? Notre devoir. Que peut-on objecter à celui qui veut dire la vérité et qui consent à mourir pour elle ? Disons donc qu'il existe une conspiration contre la liberté publique; qu'elle doit sa force à une coalition criminelle qui intrigue au sein même de la Convention ; que cette coalition a des complices dans le Comité de Sûreté générale et dans les bureaux de ce comité qu'ils dominent; que les ennemis de la République ont opposé ce comité au Comité de Salut public, et constitué ainsi deux gouvernements ; que des membres du Comité de Salut public entrent dans ce complot ; que la coalition ainsi formée cherche à perdre les patriotes et la patrie. Quel est le remède à ce mal ? Punir les traîtres, renouveler les bureaux du Comité de Sûreté générale, épurer ce comité lui-même, et le subordonner au Comité de Salut public, épurer le Comité de Salut public lui-même, constituer l'unité du gouvernement sous l'autorité suprême de la Convention nationale, qui est le centre et le juge, et écraser ainsi toutes les factions du poids de l'autorité nationale, pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté: tels sont les principes. S'il est impossible de les réclamer sans passer pour un ambitieux, j'en conclurai que les principes sont proscrits, et que la tyrannie règne parmi nous, mais non que je doive les taire; car, que peut-on objecter à un homme qui a raison et qui sait mourir pour son pays ?

Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n'est point arrivé où les hommes de biens peuvent servir impunément la patrie; les défenseurs de la liberté ne seront que des proscrits, tant que la horde des fripons dominera.

(cliquez sur le titre)

Source

 

 

 

Monarchie de Juillet

Alphonse de Lamartine

La peine de mort d'une part ne réprime ou ne prévient pas le meurtre, et de l'autre part accroît les dangers de la société en entretenant la férocité des mœurs

Discours à la Chambre des députés : 17 mars 1838

 

  M. le Président. La parole est à M. de Lamartine.

 

  M. de Lamartine. Messieurs, la différence profonde qui existe entre l'honorable orateur auquel je succède et moi consiste surtout en ceci : que l'honorable préopinant veut conserver la peine de mort dans nos lois, précisément comme signe, comme intimidation, et en faire le moindre usage possible dans sa terrible application, et que nous, au contraire, par un sentiment, par un défi identique, nous voulons préserver autant que lui la société par une autre sorte d'intimidation et d'exemple ; mais nous croyons, et j'espère vous le démontrer succinctement tout à l'heure, que l'abolition systématique de la peine de mort dans nos lois serait une intimidation et un exemple plus puissant contre le crime, que ces gouttes de sang répandues de temps en temps, si stérilement vous en convenez vous-même, devant le peuple, comme pour lui en conserver le goût. (Sensation.)

 

   Jamais, en montant à cette tribune, je n'ai éprouvé un sentiment, une émotion plus profonde. Vous Ie sentirez tous : s'il est des occasions où le législateur, car c'est aujourd'hui que nous pouvons nous élever à la hauteur de ce titre, s'il est une occasion où le législateur voulut donner à sa parole la gravité, et je dirai même la sainteté des sujets qui sont soumis à sa délibération, à coup sûr c'est dans cette occasion surtout où nous tenons entre nos mains la vie ou la mort de nos semblables, et où le vote que nous allons porter, les sentiments de sympathie ou de répulsion que nous allons manifester tout à l'heure, pourraient décourager les espérances conçues par tant d'honorables citoyens dont on vous a déroulé les signatures tout à l'heure, signatures qu'on n'a pas mendiées, comme on vous le dit, signatures qu'ils n'ont pas données par telle ou telle opinion, mais comme l'expression d'un sentiment moral, et comme l'accomplissement, en quelque sorte, d'un acte religieux.

   Je passe aux objections présentées tant par M. le rapporteur de la commission que par l'honorable M. Parès.

 

   Et d'abord, je prierai la Chambre d'être assez juste pour ne pas me prêter, non qu'à la plupart des principes que je soutiens l'opinion hasardée, et même je le dirai profondément coupable, si justement repoussée et flétrie par le rapporteur et l'honorable préopinant, M. de La Rochefoucauld, le disait tout à l'heure, nous ne sommes en rien solidaires des termes dans lesquels certains pétitionnaires se sont exprimés. Il fallait séparer ce qu'il y a de téméraire dans la manière dont ils ont exprimé un bon désir d'avec ce qu'il y a de modéré, de préservateur, de pratique, de profondément religieux dans les autres. Eh bien ! Je vais essayer de le faire. Quelques-uns des pétitionnaires ont manifesté des doctrines que nous flétrissons autant que vous. Ils ont renouvelé cette espèce de doctrine de la fatalité qui reporte sur la société tous les crimes et les vices de l'individu. Quant à la question même, je dirai, et en cela je diffère de mon honorable collègue, M. Chapuys de Montlaville, que nous ne prétendons, ou que du moins, quant à moi, je n'ai jamais prétendu contester à la société et à la législation le droit de vie et de mort « c'est un droit douloureux à avouer, mais il est impossible de le contester de bonne foi. Non : la société étant nécessaire a reçu de Dieu tous les droits nécessaires à son existence, et si dans son commencement, dans l'imperfection de son organisation, elle a cru ne pouvoir se défendre sans la peine de mort, elle a pu l'exercer sans crime ; elle a pu tuer en conscience.

 

   La question n'est plus là. Mais au point de civilisation où nous sommes parvenus, la peine de mort est-elle encore nécessaire à la société et par conséquent la peine de mort est-elle encore légitime ! Voila la question, la seule que je pose, la seule utile à poser, et si nous la posons, c'est déjà une preuve qu'il y a doute dans un grand nombre d'esprits. Or, du moment qu il y a doute, le législateur ne doit-il pas s'abstenir ? Car, ainsi que je le disais il y a deux ans, dans une occasion semblable, qu'est-ce qu'un doute, qui ne peut se résoudre qu'après qu'une tête a roulé sur un échafaud ? Qu'est-ce qu'un doute auquel est suspendue la hache de l'exécuteur ? Si ce n'est pas un crime, c'est bien près peut-être d'être un remords.

 

   M. Parès vient de nous dire : « Mais il faut une sanction à la loi, et la mort a été de tout temps cette sanction terrible, cette sanction suprême qui seule a pu défendre le monde des agressions du crime. N'enlevons pas cette clef de voûte de la société ou la société s'écroulerait dans le sang. » Messieurs, il y a là une erreur de date, un anachronisme législatif que je vous demande à réfuter une fois pour toutes. J'ose vous demander un peu d'intention pour une discussion qui touche à la philosophie même des lois.

 

   Et nous aussi, nous ne nous faisons pas une humanité chimérique, obéissant à la loi parce qu'elle est loi, et n'ayant besoin ni de coercition au bien ni d'intimidation ni de pénalité contre le mal. Et nous aussi, nous voulons une sanction à la loi ; mais nous disons et l'histoire est notre témoin, et les transformations, les adoucissements, les suppressions de pénalités le prouvent, nous disons qu'il y a à la loi deux espèces de sanction de nature différente, et qu'a mesure que le genre humain se civilise, que les législations se perfectionnent, la société se défend davantage par l'une ou par l'autre de ces sanctions pénales. Je m'explique : il y a une sanction matérielle brutale, inflective, sanglante, que vous appelez la loi du talion, qui punit l'homme dans sa chair, qui frappe parce qu'on a frappe, qui jette un cadavre sur un cadavre, qui lave le sang dans le sang. Cette sanction aboutit à la peine de mort ; que dis-je ? Elle ne s'arrête pas là ; elle va jusqu'à ces supplices, jusqu'à ces tortures, jusqu'à ces morts multipliées par les mutilations qui font mourir cent fois le coupable ou le condamné, et qu'il faudrait regretter et rétablir si vous vouliez aller loyalement aux conséquences de votre principe d'intimidation par la mort.

 

   Mais il y a une sanction nouvelle, une sanction morale, une sanction non charnelle, non mortelle, non sanglante, aussi puissante, mille fois plus puissante que la vôtre, sanction que la société substitue graduellement à l'autre à mesure que la société se spiritualise et se moralise elle-même davantage. Celle-là consiste dans l'impuissance où l'on met le criminel de récidiver, dans la correction qu'on lui inflige, dans la solitude qui le force à réfléchir, dans le travail qui dompte les passions, dans l'instruction qui éclaire, dans la religion qui change le cœur, enfin dans l'ensemble de ces mesures défensives et correctives qui préservent la société et améliorent le criminel : entre ces deux systèmes, if y a tout l'espace parcouru des bûchera et des tortures, au système pénitentiaire, Eh bien ! Nous disons-nous que voua êtes arrivés à ce point de spiritualisation et de moralisation sociales, que vous devez faire le dernier pas et supprimer la mort que vous n'appliquez déjà presque plus, Du moment où vous reconnaissez le principe de la régénération morale de l'homme, et vous allez le mettre en fait dans l'organisation du système pénitentiaire, la peine de mort devient une inconséquence et une impiété !

 

   Vous craignez encore pour la société ; vous affirmez qu elle a encore besoin de la mort, et que notre système serait insuffisant. D'abord nous pourrions vous répondre : Notre système n'est pas une expérience. Il a été tenté chez plusieurs peuples, à plusieurs époques, surtout à ces époques où le christianisme, entré dans les moeurs, avait répandu partout la mansuétude et son esprit divin de charité. Sous Constantin, pendant un demi-siècle, sous les empereurs chrétiens, en Russie, en Toscane, et partout il a eu les effets les plus heureux et partout il a adouci les moeurs et diminué les crimes à ce point qu'en Toscane des populations de quarante mille âmes, sous le même soleil, avec les mêmes passions, avec les mêmes races, les mêmes mœurs que les populations de l'État romain si féroces, deux sbires ou deux gendarmes suffisent à la police de répression.

 

    Mais nous vous répondrions surtout par la revue de toutes les forces défensives dont la société actuelle est pourvue contre les agressions du crime. Eh quoi ! N’avez-vous pas votre organisation même, vos gouvernants, votre force armée, vos polices, vos gendarmeries, vos tribunaux, vos poursuites d'office, vos prisons, vos déportations, vos bagnes ? N’est-ce pas assez de défenses matérielles ? Et en défense morale, êtes-vous plus désarmés ?

 

   La conscience, la religion, seconde conscience, et dont le Code punit le crime d'une pénalité éternelle ; l'instruction plus répandue, la moralité croissante ; enfin, l'opinion publique, qui est devenue une force réelle, la plus efficace peut-être de toutes les forces sociales, et qui, au moyen de la publicité, affiche le nom et le crime, multiplie la honte et la réprobation, et devient le plus inévitable de tous Ies supplices ? Je dis qu'avec tous ces moyens de préservation la vie humaine est aussi garantie qu'elle peut l'être, et que la peine de mort n'ajoute rien à la sécurité des citoyens.

 

   Mais je vais plus loin, et je dis que la peine de mort d'une part ne réprime ou ne prévient pas le meurtre, et de l'autre part accroît les dangers de la société en entretenant la férocité des moeurs.

 

   Examinez l'état d'esprit du criminel prêt à commettre un meurtre. Son crime, je l'ai déjà dit, n'a que deux motifs : une passion violente, ou un intérêt cupide, Si c'est une passion, le criminel est déjà dans le délire, dans la démence, et la crainte de la pénalité disparaît pour lui ; il assouvit sa passion à tout prix ; il ne recule pas devant la mort, au contraire. (Interruption, rumeurs.)

 

M. Mermilliod. Mais c'est du fatalisme.

 

M. de Lamartine. J'entends un de mes collègues dire que c'est là du fatalisme ; eh ! Messieurs, n'est-ce pas moi qui vient de protester d'avance contre cette imputation en flétrissant ces doctrines d'impulsion irrésistible au crime, dont les criminels se couvrent contre leur conscience et contre la loi. Je ne parle pas ici de l'état du criminel avant que son intelligence n'ait été subjuguée et obscurcie par la pensée du crime, mais du coupable déjà coupable dans la perpétration de son acte, et je dis que la nature humaine est ainsi faite, que souvent l'idée de jouer sa passion contre sa vie et de braver la mort est une sorte d'incitation féroce au crime, et qu'il se justifie à lui-même sa perversité en se disant : Je risque ma vie contre celle d'un autre. Et si c'est un intérêt, comme le criminel est à froid et qu'il pèse son crime contre son risque, s'il persévère à tenter le crime, c'est qu'évidemment la peine de mort lointaine, incertaine, douteuse, n'agit plus sur son esprit. Dans les deux cas l'intimidation est donc nulle.

 

   Non, croyez-le, Messieurs, l'intimidation par la peine de mort a sans doute quelque efficacité dans un petit nombre de cas ; mais cette intimidation est bien faible dans un temps où les convictions religieuses affaiblies ne laissent voir dans la mort qu'une seconde de douleur, à peine sentie, sans conséquence au delà du tombeau ; dans un temps où le suicide, la mort choisie, la mort volontaire, est tellement multiplié, que l'homme joue avec sa vie comme avec une chose vile ; où il verse son sang comme de l'eau ; où il invente tous les jours des moyens rapides et doux de quitter la vie comme on quitte un supplice. Croyez-moi, croyez-en les faits, dans un temps pareil, ce n'est pas la mort qu'il faut apprendre à craindre, c'est la vie qu'il faudrait apprendre à respecter !

 

   On nous parle aussi d'expiation. Messieurs, un mot sur l'expiation. Est-ce devant Dieu, est-ce devant les hommes que la justice pénale est une expiation ! Si c'est devant Dieu, je vous comprends : oui, devant l'Être infaillible qui peut seul proportionner la peine en délit, il y a, il doit y avoir expiation ; mais, devant les hommes, la justice pénale ne peut avoir qu'un de ces trois objets en vue : indemniser la victime ; corriger le coupable ; préserver la société. Indemniser la victime par la peine de mort vous ne le pouvez pas ; tout le sang que vous verserez ne restituera pas une goutte de celui qui aura été répandu. Corriger le coupable : vous ne le pouvez pas si vous le tuez. Préserver la société : je viens de vous démontrer que la peine de mort n'agit presque pas dans huit cas sur dix, et que la société est pourvue de forces suffisantes pour sa préservation.

 

   Mais je dis plus. Je dis que l'abolition de la mort que nous vous demandons sera la préservation la plus puissante que vous puissiez procurer à la société contre l'homicide. Oui, je dis que quelques gouttes de sang répandues de temps en temps sous les yeux du peuple comme pour lui en conserver le goût seront moins efficaces que cette proclamation sociale de l'inviolabilité de la vie de l'homme, que vous ferez à la face du monde en abolissant l'échafaud. C'est un dogme auquel votre exemple donnera une autorité toute puissante. Qu'est-ce donc, se dira, l'homme pervers, que cette vie de l'homme devant laquelle la société tout entière s'arrête ? Le sang de l'homme est donc sacré, puisque la société qui a le pouvoir de le répandre en expiation s'abstient d'en verser une goutte, même de celui qui a donné la mort. Sans doute, vous auriez encore des crimes, mais ils seraient plus infâmes, plus déshonorés, plus rares, et la pénalité corrective et pénitentiaire, mieux appliquée, parce qu'elle serait plus douce, ne donnerait plus ces scandales de l'impunité, encouragements au crime ; car je ne vous demande l'abolition que le jour où vous aurez le système pénitentiaire. Vous allez le discuter. Un système pénitentiaire est le préambule indispensable de la loi sur l'abolition de la peine de mort.

 

   N'hésitons donc pas davantage. Messieurs, rendons-nous à ces symptômes évidents de l'opinion publique, à ces pétitions signées avec un religieux sentiment, à cette horreur du peuple pour l'échafaud qui le fait reculer d'année en année de vos places publiques jusque dans vos faubourgs les plus reculés ; à ces scrupules des jurés qui refusent à la loi des condamnations capitales que leur conscience leur défend. N'attendez pas que le crime cesse entièrement ; c'est à vous de commencer. La société et le criminel se regarderont-ils éternellement l'un l'autre pour savoir lequel cessera le premier de verser le sang ? Commencez, et ne craignez pas ces périls dont on vous effraie : non, la clef de voûte de la société n'est pas la mort ! La clef de voûte de la société, c'est la moralité de ses lois !

 

   Il y eut ici un beau mouvement en 1830 ; ce fut le jour où l'un de nos dignes collègues dont la voix nous manque aujourd'hui, et dont l'absence à cette Chambre est un reproche au pays. M. de Tracy, vous demandâtes de proclamer l'abolition de la peine de mort le lendemain de votre victoire : c'eût été là une date mémorable, une date glorieuse de votre constitution. Ce moment était propice ; c'est dans les grandes émotions que l'homme se sent plus généreux parce qu'il est plus homme ; alors un vote magnanime pouvait vous être arraché et s'échapper dons un élan d'enthousiasme de l'unanimité de vos coeur. Vous vous arrêtâtes : ce fut un malheur pour l'humanité ; mais puisse du moins ce malheur tourner à la gloire de la Chambre de 1838 et lui laisser l'honneur de cette abolition ! Vous avez fait de grandes choses, quoiqu'on calomnie toujours le présent, depuis 1830.

 

   La suppression des jeux, la suppression des loteries, la loi sur les aliénés, l'admission des circonstances atténuantes, les lois charitables sur l'enseignement gratuit, prouveront à la postérité que vous avez compris que les lois humaines devaient être des traductions des lois divines. Non ! Cette époque n'a pas été stérile. Mais, voulez-vous la marquer d'un sceau ineffaçable ! voulez-vous prendre date dans les siècles en associant vos noms à une de ces grandes résolutions morales vers lesquelles les temps à venir reportent les yeux pour en bénir les acteurs, suivez l'instinct de vos âmes, croyez que le sentiment qui inspire ces pétitions est plus infaillible que la routine et la logique qui les repoussent, et renvoyez-les au conseil des ministres en lui demandant de vous apporter pour premier article de la loi sur le régime pénitentiaire, l'abolition de la peine de mort.

Source

 

 

 

Quatrième République

Léopold Sédar Senghor

« Je vous dis que la France est un arbre vivant »
Discours à l'Assemblée nationale : 29 janvier 1957

D'origine sérère, Léopold Sédar Senghor naît le 9 octobre 1906 à Joal, à une centaine de kilomètres au sud de Dakar. Il reçoit le prénom de Léopold car il est baptisé dans la religion catholique. Son nom Senghor vient du portugais senhor et Sédar signifie en sérère « celui qu'on ne peut humilier ». Son père Diogoye Basile Senghor, négociant prospère possédant bétail et plantations qu'il tient des rois de Sine, est issu des Diahkanore.

 

Léopold Sédar est le fils de la troisième de ses cinq épouses et grandit sous la responsabilité de son oncle maternel Waly :

« Toko'Waly, mon oncle, te souviens-tu des nuits de jadis,

Quand s'appesantissait ma tête sur mon dos de patience ?

Ou que me tenant par la main, ta main me guidait par ténèbres et signes ? »

À Djilor, à quelques lieues de Joal, il est jusqu'à l'âge de sept ans baigné dans un milieu animiste. « La moitié de mes poèmes, avouera-t-il, m'ont été inspirés par deux cantons, celui de Joal, où je suis né, et celui de Fimla, près de Djilor, où j'ai passé mon enfance. »

 

« Joal ! Je me rappelle,

Je me rappelle les signares à l'ombre des vérandas

Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève ;

[...] Je me rappelle les voies païennes rythmant le Tantum Ergo

Et les processions et les palmes et les arcs de triomphe. [...]» (Chants d'ombre)

En 1913 il quitte le « Royaume d'Enfance » : il est envoyé à l'internat de N'Gasobil administré par les pères du Saint-Esprit. Parlant le sérère, il y apprend le wolof et le français et y découvre le catéchisme et le latin.

 

« La religion catholique qu'on m'apprenait était une religion traditionnelle, avec des chants en latin, qui gardaient encore le mystère des bois sacrés : des pangols sérères. »

 

En 1923 il poursuit sa formation à Dakar au collège Libermann. Jugé indiscipliné, il dira qu'il prit alors conscience de sa négritude. Il termine ses études secondaires au cours laïque puis au lycée et obtient le baccalauréat en 1928.

 

Ayant obtenu une demi-bourse il arrive à Paris, du Sine à la Seine :

« Cet esprit de Paris, exemplaire de l'esprit français, a été l'objet de ma quête durant mes années d'études. »

À la rentrée 1928, il s'inscrit à la Sorbonne et entre au lycée Louis-le-Grand en hypokhâgne et passe en khâgne. Il a pour condisciple Georges Pompidou, Robert Verdier, Paul Guth, Henri Queffélec et celui qui portera le pseudonyme de Thierry Maulnier. Il a pour correspondant le député du Sénégal Blaise Diagne.

 

En 1929 il rencontre Aimé Césaire dont il restera l'ami : « Je l'ai admis une fois pour toutes comme il m'a admis une fois pour toutes. Avec lui, je ne suis jamais sûr d'avoir raison. » Avec Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas il fonde en 1934 la revue L'étudiant noir dans laquelle apparaît le concept de négritude. Plus tard il déclarera : « Encore une fois, la Négritude n'est ni racisme ni contorsions vulgaires. C'est encore une fois, l'ensemble des valeurs de civilisation du monde noir. Non pas les valeurs du passé, mais culture authentique. C'est cet esprit de la civilisation négro-africaine, qui, enraciné dans la terre et les coeurs noirs, est tendu vers le monde - êtres et choses - pour le comprendre, l'unifier et le manifester. »

 

Il soutient un mémoire de DES ayant pour sujet L'exotisme dans l'oeuvre de Baudelaire et en 1935 il est reçu à l'agrégation de grammaire, puis nommé professeur au lycée Descartes de Tours. Il suit les cours notamment de Paul Rivet et de Marcel Mauss à l'Institut d'ethnologie de Paris.

 

Appelé sous les drapeaux en 1939, il est fait prisonnier, deux jours après l'appel du Général de Gaulle :

« Guélowâr !

Nous t'avons écouté, nous t'avons entendu avec les oreilles de notre coeur.

Lumineuse, ta voix a éclaté dans la nuit de notre prison

Comme celle du Seigneur de la brousse, et quel frisson a

Parcouru l'onde de notre échine courbe ! [...] »

Il fait la connaissance de Pablo Picasso à qui il dédie Masque nègre.

En 1944 a lieu la conférence de Brazzaville lors de laquelle le général de Gaulle s'engage à aider les peuples d'Afrique à s'élever peu à peu jusqu'au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. » « C'est donc en 1944 et par la volonté de Charles de Gaulle que naquit, non seulement l'idée et la volonté, mais surtout la possibilité de la francophonie. », Écrira par la suite Léopold Sédar Senghor (Ce que je crois).

 

En 1945 il publie son premier recueil de poèmes Chants d'ombre.

 

Il est nommé par le général de Gaulle membre de la commission chargée d'étudier la représentation des colonies à la future Assemblée constituante. Le 5 novembre 1945 il est élu député socialiste du Sénégal avec Lamine Gueye. Il sera réélu en 1951 et en 1956. En 1947 est fondée la revue Présence africaine dont il assure le patronage avec Aimé Césaire, Richard Wright, Albert Camus, André Gide, Théodore Monod et Jean-Paul Sartre. Il démissionne de la SFIO en 1948 pour créer le Bloc Démocratique Sénégalais.

 

Au premier congrès du BDS, il déclare : « L'interdépendance des peuples au XXe siècle et la tradition révolutionnaire française nous font accepter de rester librement dans une Union française, fondée, au demeurant, sur « l'égalité des droits et des devoirs sans distinction de race ni de religion ». Mais dans le cadre de cette Union, nous entendons développer notre personnalité négro-africaine et sénégalaise. » Il défend l'idée d'une Union française organisée en fédération souple dans le cadre de la République, sorte de « Commonwealth à la française ». Il est secrétaire d'État à la présidence du Conseil dans le cabinet d'Edgar Faure du 23 février 1955 au 3 janvier 1956, et il est chargé de la révision du titre VIII de la Constitution. En 1957 il crée le parti Interafricain de la Convention africaine. Il remporte la mairie de Thiès en pays sérère.

 

Lors du référendum du 28 septembre 1958, le Sénégal se prononce en faveur d'une évolution vers l'indépendance dans le cadre de la Communauté. Léopold Sédar Senghor est ministre conseiller dans le Gouvernement de Michel Debré jusqu'en 1961. En 1960 le Sénégal et le Soudan indépendants constituent une éphémère fédération du Mali. Léopold Sédar Senghor devient Président du Sénégal doté d'un régime parlementaire.

 

Après un désaccord avec le chef du Gouvernement Mamadou Dia, une nouvelle Constitution instaure un régime présidentiel en avril 1963 et Léopold Sédar Senghor est élu Président de la République. En 1966 il organise à Dakar le premier Festival mondial des arts nègres qui a lieu en présence d'André Malraux. Il est réélu président en 1968, 1973 et 1978. En décembre 1980, à l'âge de soixante quatorze ans, le Président poète quitte le pouvoir en faveur de son dauphin Abdou Diouf, son Premier ministre, et se retire de la vie politique.

 

Membre de l'Académie des sciences morales et politiques en 1969, il est élu en 1983 à l'Académie française et y est reçu, l'année suivante, par Edgar Faure.

 

Il décède le 20 décembre 2001 à Verson, sa résidence normande, et est inhumé à Dakar.

 

Ce grand acteur de la scène africaine laisse une oeuvre poétique, critique, linguistique très riche ainsi que de nombreux ouvrages politiques, délivrant, par-delà une « Négritude debout » et au travers du dialogue des cultures, un message universel.

 

[Léopold Sédar Senghor (1906-2001) « Négritude, francité, et civilisation de l'universel »]

_______________

 

Dans le discours prononcé le 29 janvier 1957 Léopold Sédar Senghor s'oppose aux décrets d'application de la loi-cadre relative aux territoires d'outre-mer soumis à l'examen de l'Assemblée nationale. Le 19 juin 1956 l'Assemblée nationale venait d'adopter par 470 voix contre 105 la loi-cadre dont le projet avait été présenté par Gaston Defferre [Tables d'archives]. Le titre VIII de la Constitution de la Quatrième République créant en 1946 l'Union française avait institué un nouveau cadre juridique pour l'outre-mer. Couvrant plus de sept millions de kilomètres carrés, plus de dix fois la superficie de la métropole, l'Union française était composée de douze territoires regroupés en deux fédérations, l'Afrique Occidentale française (AOF) et l'Afrique Équatoriale française (AEF), auxquelles s'ajoutaient le Togo et le Cameroun, deux anciennes colonies allemandes placées par la Société des Nations en partie sous tutelle française. Dans ces territoires les pouvoirs étaient exercés par un gouverneur général, nommé par décret du Président de la République et l'Assemblée territoriale n'avait qu'un pouvoir consultatif. La loi-cadre vise, après la guerre d'Indochine et alors que s'aggrave le conflit en Algérie et qu'ont été votés les « pouvoirs spéciaux », à autoriser « le Gouvernement à mettre en oeuvre les réformes et à prendre les mesures propres à assurer l'évolution des territoires relevant du ministère de la France d'outre-mer ». Craignant l'éclatement d'une crise en Afrique, le Gouvernement a recours à la procédure d'urgence de la loi-cadre limitant le vote du Parlement à des principes généraux et confiant au pouvoir exécutif le soin d'en fixer par décrets la mise en oeuvre. En quinze articles la loi-cadre a pour objectif d'établir une décentralisation administrative et politique. Elle institue le suffrage universel et le collège unique dans les territoires et établit des conseils de gouvernement, composés de cinq membres élus par l'assemblée locale et de quatre fonctionnaires nommés par le gouverneur général. Auparavant membre du gouvernement d'Edgar Faure, Léopold Sédar Senghor avait défendu dans un rapport un modèle associatif d'Union des États confédérés. Il s'oppose ainsi à Félix Houphouët-Boigny, ministre délégué à la présidence du Conseil dans le gouvernement de Guy Mollet et chef du Rassemblement démocratique africain (RDA), rattaché à l'UDSR, préférant les territoires aux fédérations comme centres des nouveaux pouvoirs. Les décrets d'application de la loi-cadre seront adoptés au cours de la séance de nuit du 2 février 1957.

_______________

 

M. Léopold Sédar Senghor. Mesdames, messieurs, je dirai, en manière de préambule, qu'il nous faut « dépersonnaliser » ce débat, au contraire de ce que veulent d'aucuns qui, battus en commission, vont clamant et proclamant : « C'est un coup bas contre le ministre de la France d'outre-mer, contre le président du Conseil ; c'est la faute de Samba et de Demba. »

 

S'il s'agissait d'examiner ces décrets sous l'angle de nos rapports personnels avec M. le Ministre de la France d'outre-mer, nous n'y apporterions sans doute aucun amendement et nous les voterions les yeux fermés. J'ai dit, lors du débat sur la loi cadre, en quelle estime nous le tenions personnellement. [...]

 

Le problème, donc, n'est pas d'ordre sentimental ; il n'est pas politicien, il est politique. Il s'agit d'examiner et de régler la nature des liens qui doivent désormais unir les peuples d'outre-mer au peuple de France.

 

Monsieur le ministre de la France d'outre-mer, vous n'avez, à mon avis, commis qu'une erreur, avec les meilleures intentions au demeurant, celle de n'avoir pas demandé, aux assemblées locales, et d'abord aux assemblées territoriales, leur avis, comme le veulent l'article 74 de la Constitution et les lois ou décrets-lois qui régissent les assemblées.

 

Mais cet avis, il vous a été donné, Monsieur le Ministre, depuis la publication des décrets d'application, par la majorité des assemblées territoriales et par le Grand conseil de l'Afrique occidentale française. Je veux être plus précis : le Grand conseil de l'Afrique occidentale française a, dans une motion votée à l'unanimité des membres présents, condamné les décrets politiques et administratifs, et six des huit assemblées territoriales de l'Afrique occidentale française se sont, à ma connaissance, solidarisées avec le Grand conseil. Quatre de ces assemblées ont, en signe de protestation, refusé de voter leur budget avant le 1er janvier 1957.

 

Encore une fois, il ne s'agit pas de querelles électorales, ni d'opposition de personnes, puisque les protestataires sont de tous les horizons politiques, appartiennent pour la plupart aux trois grands partis africains : Rassemblement démocratique africain, Mouvement socialiste africain et Convention africaine. [...]

 

Que reproche aux décrets incriminés l'opinion publique africaine ? C'est d'aboutir à une centralisation renforcée au profit de la rue Oudinot ; surtout de diviser, de « balkaniser » - osons dire le mot - les fédérations africaines et d'opposer artificiellement les territoires les uns aux autres.

 

On a parlé du caractère artificiel des fédérations d'Afrique occidentale française et d'Afrique équatoriale française. Pourquoi n'a-t-on pas parlé du caractère artificiel des territoires ? Sur les deux rives du Sénégal vivent les mêmes populations, Sarakolés, Toucouleurs, et pourtant nous avons été divisés.

 

Mais venons-en aux décrets eux-mêmes. Dans cette intervention, je ne parlerai que des décrets de portée générale rapportés par M. Teitgen, et du décret rapporté par M. Alduy, qui porte réorganisation de l'Afrique occidentale française et de l'Afrique équatoriale française.

 

À examiner de près les décrets précités, on constate que le résultat le plus clair de « l'opération Oudinot » est de renforcer la centralisation administrative au profit du ministère de la France d'outre-mer, pratiquement de ses bureaux, qui ont rédigé les décrets et que l'on a substitués à nous comme interlocuteurs valables, ainsi qu'au profit des hauts-commissaires.

On ne peut que se réjouir de la distinction établie par les décrets entre services d'État et services territoriaux. C'est le fondement même de toute organisation fédérale d'une Nation. De ce point de vue, la définition des services d'État donnés à l'article 1er du décret n° 56-1227 est acceptable.

 

La voici : « Dans les territoires d'outre-mer, les relations extérieures, la défense, la garantie des libertés publiques, le maintien de la solidarité des éléments constituant la République et son expansion dans les domaines économique, social et culturel, son régime monétaire et financier ainsi que la représentation du pouvoir central constituent des intérêts généraux de la République gérés et administrés par des services de l'État. »

 

Disons tout d'abord que si cette définition, encore une fois, est acceptable dans ses grandes lignes, l'expression « son expansion dans les domaines économique, social et culturel » prête à équivoque, est source d'abus, et se doit d'être précisée. Pour nous, il ne peut s'agir, en la matière, que de simple coordination et contrôle et non de gestion.

 

Notre seconde observation porte sur les« groupes de territoires ».

 

Ici également, on se garde, dans les décrets, de parler de « fédérations » comme par hasard. Il n'en reste pas moins que les décrets reconnaissent l'existence de ces groupes, institués, au demeurant, par la Constitution et - je cite - « dotés de la personnalité civile et de l'autonomie financière ». Ils vont même jusqu'à leur reconnaître des « intérêts communs » gérés par des « services communs ».

 

Nous ne demandons pas autre chose sur le plan des principes, mais seulement que ces principes soient appliqués dans les décrets, dont le rôle est précisément de les appliquer. Ce qui n'a pas été fait, comme nous allons le voir.

 

C'est arbitrairement, à mon avis, qu'un certain nombre de services qui étaient en fait des services fédéraux - car qui paye les services en a effectivement la gestion - ont été déclarés services de l'État : ce sont les postes, télégraphes et téléphones, les douanes, l'enseignement supérieur, le réseau des stations d'émetteurs de radiodiffusion et de télévision. J'ai consulté les professeurs de droit constitutionnel, les fédéralistes européens. Je ne sache pas que, dans une fédération type, ces services doivent être obligatoirement des services de l'État.

 

Nous disons qu'en fait, sinon en droit, ces services étaient des services fédéraux. [...]

 

Les services précités, postes, télégraphes et téléphones, radio, enseignement supérieur, ne seront donc plus services de l'État, mais services territoriaux dans les territoires non groupés, et services interterritoriaux ou fédéraux dans les territoires groupés. [...]

 

En ce qui concerne les cadres, aux services de l'État correspondront des cadres de l'État, aux services interterritoriaux des cadres interterritoriaux, et aux services territoriaux des cadres territoriaux.

 

Des exceptions importantes s'imposent cependant. Comme le prévoient les décrets soumis à l'examen du Parlement, certains cadres de l'État « restent soumis aux règles statutaires qui leur sont propres ». Cela signifie que leurs statuts ne dépendent pas du seul ministère de la France d'outre-mer. C'est le lieu de signaler le cas des professeurs et maîtres de conférences de l'enseignement supérieur. Si l'on veut qu'ils soient, comme le demandent les autorités locales, les assemblées locales et les étudiants, des professeurs qualifiés, il est nécessaire qu'ils soient recrutés dans les mêmes conditions que leurs collègues de la métropole et pour cela que leurs cadres soient non seulement des cadres de l'État, mais plus exactement des cadres du ministère de l'Éducation nationale dont les membres seront détachés dans les territoires d'outre-mer. [...]

 

Quant aux anciens cadres généraux et cadres supérieurs dont les personnels doivent être employés dans les services territoriaux, les transformer purement et simplement en cadres territoriaux, c'est s'exposer à des difficultés insurmontables. C'est condamner les fonctionnaires de ces cadres à poursuivre toute leur carrière dans un seul territoire, parfois ingrat, par exemple en Mauritanie. C'est aussi admettre que des ingénieurs, des docteurs en médecine, des instituteurs, pour m'en tenir à ces exemples, pourront avoir des statuts différents, des avantages matériels et moraux différents, suivant les territoires d'un même groupe.

 

C'est surtout condamner les territoires pauvres de l'intérieur à ne recruter que les fonctionnaires les moins qualifiés et en nombre insuffisant.

 

Il n'y a qu'une solution à ces difficultés, c'est la solution proposée par les syndicats des travailleurs et des fonctionnaires, c'est de faire des anciens cadres généraux et supérieurs, les cadres de l'État exceptés, des cadres interterritoriaux.

 

En vérité, nous avons l'impression qu'en définissant services et cadres, en posant les principes de leur organisation de la manière que l'on sait, les bureaux ont poursuivi un double but : renforcer la centralisation et la concentration du système tout en divisant l'Afrique occidentale française et l'Afrique équatoriale française.

 

Je ne reviendrai pas sur la centralisation réalisée au profit de la rue Oudinot, de la rue de Rivoli et de bien d'autres ministères. En ce qui concerne la concentration des pouvoirs de l'exécutif, ce n'est pas un hasard si elle se fait au profit du haut-commissaire de la République. [...]

 

Que l'on m'entende bien, je ne suis pas contre les pouvoirs accordés au haut-commissaire « dépositaire des pouvoirs de la République » - je me suis battu en commission pour que ces pouvoirs ne soient pas diminués - mais je suis contre le fait que le chef de groupe de territoires n'est pas assisté d'un exécutif fédéral. [...]

 

C'est précisément dans l'organisation de l'Afrique occidentale française et de l'Afrique équatoriale française qu'apparaît le plus nettement la volonté de balkaniser l'Afrique noire. Déjà, la Constitution du 27 octobre 1946 était sur ce point légèrement en recul sur les décrets portant réorganisation des gouvernements généraux de l'Afrique occidentale française et de l'Afrique équatoriale française ; mais ce recul, malgré tout, était plus nominal que réel, témoin la loi du 29 août 1947, qui donne comme objet aux grands conseils la gestion « des intérêts communs ».

 

Comme le précise le rapport introductif au nouveau décret portant réorganisation de l'Afrique occidentale française et de l'Afrique équatoriale française, ce décret dispose - et c'est là une phrase très importante - que « le groupe n'est constitué qu'en vue de coordonner l'action des territoires en matière économique et financière et de développer éventuellement une infrastructure commune ».

 

C'est donc très clair : on veut à tout prix empêcher toute solidarité politique et administrative entre des territoires que tout lie, non seulement les structures économiques, mais encore la race, la culture, l'organisation administrative et les aspirations politiques.

 

C'est tellement vrai que ces solidarités politique, administrative, sociale et culturelle, on les réintroduit par ailleurs : par les pouvoirs du haut-commissaire, mais exercés par l'État, c'est-à-dire en fait par la métropole. Comme si l'on pouvait faire le bonheur des peuples sans leur participation active !

 

On le devine, cette balkanisation, pour notre part, nous ne pouvons l'accepter. Nous avons présenté en commission des amendements dont certains ont été adoptés. Nous avons été battus sur les autres. Nous déposerons de nouveaux amendements pour réintroduire, exercées par nous, peuples d'Afrique noire, toutes ces solidarités naturelles dont on veut nous priver.

 

« Donner et retenir ne vaut. » Ce n'est pas là un proverbe africain, mais européen, mais français. Nous l'avons constaté à l'examen de tous les décrets politiques et administratifs : chaque fois que, dans le cadre de la loi du 23 juin 1956, on a accordé une liberté nouvelle, on s'est hâté d'en limiter l'exercice.

 

C'est une très vieille pratique. Lorsque, après le décret du 16 pluviôse, an II, on eut aboli l'esclavage, Danton se jeta à la tribune pour modérer l'enthousiasme des esclaves d'hier.

 

En somme, on a donné d'une main et retenu de l'autre. L'aspect financier du problème illustrerait, d'une manière chiffrée, cette méthode si j'avais le temps de le traiter. Mais il me faut conclure.

 

La moindre des contradictions où s'enferment les partisans de la division n'est pas celle que voici : ils sont pour la centralisation dans la métropole et pour la balkanisation en Afrique noire. Ils sont pour l'union métropolitaine, mais pour la désunion africaine.

 

Il y a plus grave : ils sont pour la communauté franco-africaine et contre la communauté africaine.

 

Nous aussi nous sommes pour la communauté franco-africaine. Des dizaines de milliers d'Africains l'ont prouvé pendant la guerre et l'Occupation en donnant leur vie ; ils l'ont prouvé non pas par des discours, mais par des actes.

 

Le territoire que j'ai l'honneur de représenter dans cette Assemblée se bat pour la France depuis la révolution de 1789, mais Saint-Louis-du-Sénégal envoyait aux États généraux un cahier de doléances.

 

C'est que la communauté franco-africaine exige, mes chers collègues, comme condition préalable, la communauté africaine.

 

Une association présuppose l'existence de deux êtres. Où serait notre être si, nous appelant à la communauté franco-africaine, vous commenciez par nous désintégrer ?

 

Je m'adresse aux chrétiens : « Une maison divisée contre elle-même... », Vous savez le reste. Quel serait le sort de l'Afrique si elle était divisée ? Mais sans doute avez-vous oublié cette recommandation de l'Écriture sainte qui veut qu'avant d'offrir un sacrifice au Seigneur - à la France en l'occurrence -, on commence par se réconcilier avec son frère.

 

« La République une et indivisible », au sens de l'État unitaire et centralisateur - c'est par là que je vais terminer -, a été, au XIXsiècle, une exigence nationale : elle a fait la force de la France, et les volontaires avaient raison d'aller à la bataille à Valmy en criant : Vive la Nation !

 

Mais nous sommes aujourd'hui en 1957, au XXe siècle, à l'heure où les États et les empires les plus forts sont de structure fédérale : USA, URSS, Inde, Canada, Brésil, Allemagne occidentale, Yougoslavie et, plus près de nous, l'Angleterre qui va donner l'indépendance à la Gold Coats au sein du Commonwealth, lequel a cessé d'être britannique.

   

Fédérer effraye certains membres de l'Assemblée. Mais, mes chers collègues, fédérer n'est pas séparer. Fédérer, au sens étymologique du mot, c'est lier, mais sans étouffer, on l'oublie trop souvent.

 

S'accrocher au mythe de la « République une et indivisible », car c'est un mythe, sans quoi il y aurait dans cette Assemblée trois cents députés noirs et arabo berbères (« Très bien ! Très bien ! » Au centre), s'accrocher à ce mythe c'est, je le crains, travailler à l'abaissement de la France. C'est pratiquer l'immobilisme le plus stérile.

 

Je vous dis que la France est un arbre vivant ; ce n'est pas du bois mort promis à la cognée. [...]

 

Craignez, dis-je, que si l'on balkanise les fédérations d'Afrique noire, les territoires ne se tournent l'un vers Lagos, l'autre vers Accra, un troisième vers Rabat.

 

Dakar et Brazzaville, avouez-le, sont tout de même plus françaises, puisque c'est de la France que vous avez souci.

 

Quand les enfants ont grandi, du moins en Afrique noire, ils quittent la case des parents et construisent à côté une case, leur case, mais dans le même carré.

 

Le carré France, croyez-nous, nous ne voulons pas le quitter. Nous y avons grandi et il y fait bon vivre. Nous voulons simplement, monsieur le Ministre, mes chers collègues, y bâtir nos propres cases, qui élargiront et fortifieront en même temps le carré familial, ou plutôt l'hexagone France. (Applaudissements sur plusieurs bancs au centre.)

(cliquez sur le titre)

Source