Le Bordel des muses, de Claude Le Petit

La liberté d'écrire était très sévèrement contrôlée sous Louis XIV. Déjà sous Louis XIII, en 1623, le poète Théophile de Viau, condamné à être brûlé vif pour écrits obscènes et antireligieux, était mort des suites de son emprisonnement ultérieur. Quarante ans plus tard, un autre poète voulut s'affirmer plus audacieux, et sa témérité lui coûta la vie. Claude Le Petit fut en effet brûlé en place de Grève le 1er septembre 1662, pour « crime de lèse-majesté divine et humaine », entendez pour avoir composé un livre de vers extrêmement libres et antireligieux, intitulé Le Bordel des muse ou les neuf pucelles putains.

Claude Le Petit naquit vers 1638, probablement à Paris, d'un père tailleur. Il entreprit des études de droit, peut-être jamais achevées. Son caractère frondeur et libertin se manifesta rapidement. En 1657, après avoir publié une fantaisie assez libre, L'Adieu des filles de joie à la ville de Paris, il commit un assassinat et dut s'exiler durant trois ans. Revenu à Paris, il fit paraître un roman galant, L 'Heure du berger (1662), puis composa un long poème satirique, Paris ridicule (1668, posthume). La verve étonnante, les dons poétiques éclatants, le comique réaliste faisaient de lui un authentique descendant de Villon*. Mais Le Petit aggravait son cas: d'une part, il ne faisait point mystère de son homosexualité. et d'autre part il affichait un esprit antireligieux et athée qui allait le désigner infailliblement aux foudres de la justice. À cette époque, l'athéisme, et plus encore le fait d'y associer l'érotisme le plus cru, était réprimé avec la plus extrême rigueur. En 1661, un certain Chausson avait été brûlé en place de Grève, pour tentative de viol sur un garçon, ce qui avait inspiré à Le Petit un sonnet particulièrement hardi.

 

Sonnets obscènes

En 1662, il composa un recueil de poésies obscènes, intitulé Le Bordel des muses, et signé « Théophile le Jeune ». Outre les sonnets présentés ici, citons ces titres assez explicites: « Sur une vieille qui me priait de la foutre » ; « Impromptu fait en pissant » ; « Sur les morpions après avoir coupé le poil de mon vit » ... On y trouvait aussi, plus grave encore, un poème érotique des plus irrespectueux sur la Vierge Marie. Suite à une dénonciation, la police fit, en août 1662, une descente chez l'Imprimeur, et saisit toute l'impression en feuilles. Le procès ne traîna point, et le poète fut condamné à être brûlé en place de Grève, pour avoir péché

« contre l'honneur de Dieu, de la Vierge et de l'Etat» - sentence promptement exécutée elle aussi. Vers 1663, un Allemand, le baron de Schildebeck, fit Imprimer à Leyde (Hollande) une édition partielle, ne comprenant que 24 pages du Bordel des muses, dont son ami Le Petit lui avait fait tenir une copie avant sa mort. Le seul exemplaire connu existait à la Bibliothèque nationale : il a disparu depuis 1850 ! Heureusement, deux érudits. Bégis et Tricotel, en avaient pris copie auparavant, ce qui permettra à Frédéric Lachèvre. en 1918, de reprendre ces textes dans son ouvrage Les Oeuvres libertines de Claude Le Petit. Mais Le Bordel des muses ne fut jamais imprimé en entier. et le reste des poèmes a disparu pour toujours en 1662. Au moins peut-on espérer voir réapparaître un jour un exemplaire de l'introuvable édition de Leyde. Il est vrai que ce n'est pas cela qui fera ressusciter l'infortuné Claude Le Petit, martyr de la liberté d'écrire, brûlé vif sous Louis XIV.

 

* Jean-Paul Goujon, professeur à l'université de Séville, est l'auteur d'une Anthologie de la poésie érotique française

(Fayard, 2004).

 

 

« L'infâme vers le Ciel tourna sa croupe immonde »

 

Sonnet foutatif

Foutre du cul, foutre du con,

Foutre du Ciel et de la Terre,

Foutre du diable et du tonnerre,

Et du Louvre et de Montfaucon.

 

Foutre du temple et du balcon,

Foutre de la paix, et de la guerre,

Foutre du feu, foutre du verre,

Foutre de l'eau et de l'Hélicon.

 

Foutre des valets et des maîtres,

Foutre des moines et des prêtres,

Foutre du foutre et du fouteur.

 

Foutre de tout le monde ensemble,

Foutre du Livre et du Lecteur,

Foutre du sonnet, que t'en semble ?

 

 

Sur mon Livre. Sonnet

Courtisans de Priape et du père Bacchus,

Vigoureux officiers des nocturnes patrouilles,

Vénérables fouteurs d'inépuisables couilles,

Experts dépuceleurs, artisans de cocus,

 

Et vous, garces à chiens, croupions invaincus,

Qui de nos braquemards vous faites des

[ quenouilles,

Dames du Putanisme, agréables gargouilles,

Vous, lâches empaleurs et chaussonneurs

[de culs,

Venez tous au bordel de ces Muses lubriques :

L'esprit qui prend plaisir aux discours

[satyriques

Déchargera sans doute, entendant ces accords.

Ce livre fleurira sans redouter les flammes ;

On souffre ici des lieux [toilettes] pour le

[plaisir des corps,

On en souffrira bien pour le plaisir des âmes.

 

 

Épitaphe de Chausson

Amis, on a brûlé le malheureux Chausson,

Ce coquin si fameux à la tête frisée ;

Sa vertu par sa mort s'est immortalisée :

Jamais on n'expira de plus noble façon.

 

Il chanta d'un air gai la lugubre chanson

Et vêtit sans pâlir la chemise empesée,

Et du bûcher ardent de la pile embrasée,

Il regarda la mort sans crainte et sans frisson.

 

En vain son confesseur lui prêchait dans

[la flamme,

Le crucifix en main, de songer à son âme :

Couché sous le poteau, quand le feu l'eut vaincu,

 

L'infâme vers le Ciel tourna sa croupe immonde ;

Et, pour mourir enfin comme il avait vécu,

Il montra, le vilain, son cul à tout le monde.

 

 

Aux Précieuses. Sonnet

Courtisanes d'honneur, putains spirituelles,

De qui tous les péchés sont des péchés d'esprit,

Qui n'avez du plaisir qu'en couchant par écrit,

Et qui n'aimez les lits qu'à cause des ruelles

[petits salons].

 

Vous chez qui la nature a des fleurs éternelles,

Précieuses du temps, mes chères sœurs

[en Christ,

 

Puisque l'occasion si justement vous rit,

Venez dans ce bordel vous divertir, mes belles.

 

Si l'esprit a son vit aussi bien que le corps,

Votre âme y sentira des traits et des transports,

À faire décharger la femme la plus froide.

 

Et si le corps enfin est par l'amour fléchi,

Ce livre en long roulé, bien égal et bien roide,

Vaudra bien un godemichi.

 

SONNETS DE CLAUDE LE PETIT (1662).

Le point Hors-série janvier février 2009