Chansonnier historique du XVIIIe siècle

La régence partie II


(J'ai gardé orthographe telle quelle)

 Un janséniste au régent


Plein d'ignorance et de misères, (1)

Pourquoi, mortel audacieux,

Veux-tu sur les profonds mystères

Porter un œil trop curieux ?

Toi pour qui toute la nature


(1) Cette ode fort belle est probablement l’oeuvre de quelque disciple de Port-Royal que les illustres solitaires n'auraient certes pas désavouée. On y trouve une éloquente exposition de la théorie de Jansénius sur la grâce. Pour comprendre le développement poétique de l'auteur, il est nécessaire d'avoir présent à la pensée le principe fondamental de cette théorie. Le voici résumé en peu de mots :

« Depuis le péché originel, le libre arbitre n'existe plus pour l'homme ; toutes ses bonnes œuvres sont un don purement gratuit de Dieu, et la prédestination des élus n'est qu'un effet de la volonté divine. » C'était à peu de chose près la reproduction du dogme prêché par Calvin, un siècle auparavant.

 

De la grâce victorieuse,

Veut pénétrer la profondeur.

Paul, (1) tout rempli de ses lumières,

Nous découvrit la manière

Dont elle agit sur notre cœur.

 

Je sens en moi que la nature

Veut établir ma liberté,

Elle se plaint, elle murmure

Quand le pouvoir m'est disputé.

Mais si j'interroge mon âme.

Comment cette céleste flamme

La fait agir, la fait mouvoir,

Je crains que cette âme humaine ^

Ne donne à la puissance humaine

Ce qui vient du divin pouvoir.

 

Surpris de l'intervalle immense

Qu'on met de l'homme au Créateur,

Si je n'admets pas de puissance

Qui concoure avec son auteur.

Ce n'est plus pour moi qu'un vain titre

Que le franc et libre arbitre.

Que ma raison osait vanter ;

Je ne comprends plus de justice

Qui récompense, qui punisse

Ce qui ne peut rien mériter.

 

(1) Les jansénistes citaient à l'appui de leur doctrine divers passages de l’épître de saint Paul aux Romains.

 

Ainsi mon âme est suspendue

Entre ces sentiments divers.

Partout où je porte la vue

Je vois des abîmes ouverts.

Pour me garantir du naufrage,

Je n'ose quitter le rivage :

La crainte assure mon repos.

Combien sur cette mer profonde,

Flottant à la merci de l'onde,

Se perdent au milieu des flots ?

 

De tant de disputes fameuses

Où nous embarque notre orgueil,

Fuyons les routes dangereuses ;

L'homme à lui-même est un écueil.

Dans ce petit monde sensible

C'est un dédale imperceptible

Dont nous ignorons les détours.

La foi de notre sort décide,

Elle tient le fil qui nous guide ;

Sans elle nous errons toujours.

 

Heureux les cœurs simples, dociles,

Qui, sans raisonner sur la loi.

Respectant nos saints conciles,

Le sacré dépôt de la foi.

Ne franchissent pas la barrière

Que le port de la lumière

Met aux vains efforts de l'esprit.

A quoi nos soins doivent-ils tendre ?

 

C'est à pratiquer, à comprendre

Ce que le ciel nous a prescrit.


Laissons la sagesse éternelle

Disposer des cœurs à son gré ;

Il suffit à l'homme fidèle

Que par lui Dieu soit adoré.

Qu'importe à ces docteurs habiles

Que par des raisons trop subtiles

Un système soit combattu ?

Que produit leur vaine science,

Si Dieu ne met dans la balance

Que l'ignorance et la vertu ?

 

Ces jeux de mots et de paroles

Scandalisent tout bon chrétien,

Disputes d'autant plus frivoles

Qu'au salut elles ne sont rien.

Pourquoi troubler la conscience

D'un chrétien que l'humble ignorance

De tout orgueil a préservé ?

Et qu'a-t-il besoin de connaître

Par quelle grâce il est sauvé,

Si Dieu lui fait celle de l'être ?