Chansonnier historique du XVIIIe siècle

La régence


(J'ai gardé orthographe telle quelle)

Les maux de la fin du règne de Louis XIV


Tristes et lugubres objets, (1)

J'ai vu la Bastille et Vincennes,


(1) Cette satire violente qui circula dans Paris, peu après la mort de Louis XIV, fut attribuée au jeune Aroüet, et lui valut d'être enfermé à la Bastille, où il resta onze mois. Dans une de ses lettres, il s'explique ainsi à ce sujet : 

« Comme je n'avais pas vingt ans alors, plusieurs personnes crurent que j'avais mis par là mon cachet à cet indigne ouvrage ; on ne me fit pas l'honneur de croire que je pusse avoir assez de prudence pour me déguiser. 

L'auteur de cette misérable satire ne contribua pas peu à la faire courir sous mon nom, afin de mieux cacher le sien. Quelques-uns m'imputèrent cette pièce par malignité, pour me décrier et pour me perdre ; quelques autres qui l'admiraient bonnement me l'attribuèrent pour m'en faire honneur ; ainsi un ouvrage que je n'avais point fait, et même que je n'avais point encore vu alors, m'attira de tous côtés des malédictions et des louanges. Heureusement ma justification est 


Le Châtelet, Bicêtre et mille prisons pleines (1)

De braves citoyens, de fidèles sujets.

J'ai vu la liberté ravie.

De la droite raison la règle peu suivie,

J'ai vu le peuple gémissant

Dans un rigoureux esclavage.

J'ai vu le soldat rugissant

Crever de faim, de soif, de dépit et de rage (2)

J'ai vu les sages contredits.

Leurs remontrances inutiles.

J'ai vu des magistrats vexer toutes les villes (3)


Venue, quoique un peu tard ; celui qui m'avait calomnié et qui avait causé ma disgrâce m'a signé lui-même, les larmes aux yeux, le désaveu de sa calomnie. » 

Le véritable auteur était Antoine-Louis Lebrun (1680-1743), écrivain assez peu connu et auteur d'opéras qui ne trouvèrent jamais de musiciens. 


(1) L'usage des lettres de cachet, en vertu desquelles la police enlevait un citoyen

pour le transporter dans une maison de force où il était détenu sans jugement, aussi longtemps qu'on le jugeait à propos, avait singulièrement multiplié le nombre des prisonniers. » Le Régent, dit Saint-Simon, leur rendit à tous pleine liberté, excepté ceux qu'il connut être arrêtés pour crime effectif et affaires d'État, et se fit donner des bénédictions infinies pour cet acte de justice et d'humanité.


(2) Durant la guerre de la succession d'Espagne, les troupes ne furent le plus souvent ni payées, ni même nourries. On vit des officiers subalternes vendre leur dernière chemise pour vivre, des soldats échanger leurs justaucorps et leurs armes pour un morceau de pain. Les combattants de Malplaquet, au moment de livrer bataille, manquaient de pain depuis un jour entier. 


(3) Les intendants, qui jouissaient dans les provinces d'un pouvoir illimité, en abusèrent surtout en matière financière. 


Par de criants impôts et d'injustes édits. 

J'ai vu sous l'habit d'une femme (1)

Un démon nous faire la loi ;

Elle sacrifia son Dieu, sa foi, son âme 

Pour séduire l'esprit d'un trop crédule roi. 

J'ai vu cet homme épouvantable, (2)

Ce barbare ennemi de tout le genre humain. 

Exercer dans Paris, les armes à la main. 

Une police abominable.

J'ai vu les traitants impunis ;

J'ai vu des gens d'honneur persécutés, bannis ; 

J'ai vu même l'erreur en tous lieux triomphante, 


 (1)  Françoise d'Aubigné, marquise de Maintenon (1635-1719). Petite-fille d'Agrippa d'Aubigné, elle avait été convertie à grand'peine au catholicisme. Veuve du poète Scarron, elle fut chargé de l'éducation des enfants du roi et de Mme de Montespan, et vers 1684, un mariage secret l'unit à Louis XIV. Ses contemporains l'ont assez mal jugée, et lui ont attribué gratuitement une influence désastreuse dans les affaires de l'État. M, Th. Lavallée, son dernier biographe, a dit avec raison : « Elle n'eut pas de grandes vues, elle n'inspira pas de grandes choses ; elle borna trop sa pensée et sa mission au salut de l'homme et aux affaires de la religion ; l'on peut même dire qu'en beaucoup de circonstances elle rapetissa le grand roi ; mais elle ne lui donna que des conseils salutaires, désintéressés, utiles à l'État et au soulagement du peuple ; et en définitive elle a fait à la France un bien réel en réformant la vie d'un homme dont les passions avaient été divinisées. » 


(2)  Marc-René de Voyer d'Argenson (1652-1721) succéda à La Reynie, comme lieutenant général de police, en 1697. Il avait bien le physique de l'emploi : un visage affreux, une perruque noire, des sourcils refrognés, un langage rude et menaçant. Le peuple de Paris, qui le redoutait fort, l'appelait le Damné. 

La vérité bannie et la foi chancelante. 

J'ai vu Port-Royal démoli.

J'ai vu l'action la plus noire

Qui puisse jamais arriver,

Toute l'eau de la mer ne pourrait la laver, 

Et nos derniers neveux auront peine à le croire : 

J'ai vu dans ce séjour par la grâce habité. 

Des sacrilèges, des profanes,

Remuer, tourmenter les mânes

Des corps marqués du sceau de l'immortalité (1) 

Ce n'est pas tout encor : j'ai vu la prélature 

Se vendre et devenir le prix de l'imposture ; 

J'ai vu les dignités en proie aux ignorants ; 

J'ai vu des gens de rien tenir les premiers rangs ; 

J'ai vu de saints prélats devenir la victime 

Du feu divin qui les anime.

O temps ! ô mœurs ! j'ai vu dans ce siècle maudit 

Ce cardinal (2), l’ornement de la France, 


(1) Un arrêt du Conseil (1710) ordonna la destruction des bâtiments de Port-Royal des Champs, dont les religieuses avaient été précédemment expulsées. La suppression de l'église rendit nécessaire l'exhumation des morts qui reposaient dans le cimetière, et ouvrit un théâtre à d'horribles scènes. On mit d'abord à l'abri les corps de qualité ; quant aux autres on les traita sans respect ni décence. 

« La vallée sainte par excellence, dit Sainte-Beuve, n'offrit plus, durant les mois de novembre et décembre 1711, que la vue d'un immense charnier livré à la pioche et aux quolibets des fossoyeurs. Des chasseurs qui traversèrent alors le vallon, ont raconté qu'ils furent obligés d'écarter avec le bout de leurs fusils des chiens acharnés à des lambeaux. » 


(2) Louis-Antoine de Noailles (1651-1729), fut appelé à 

Plus grand encor, plus saint qu'on ne le dit, 

Ressentir les effets d'une horrible vengeance. 

J'ai vu l'hypocrite honoré,

J'ai vu, c'est dire tout, le Jésuite adoré ; 

J'ai vu ces maux sous le règne funeste

D'un prince que jadis la colère céleste 

Accorda par vengeance à nos désirs ardents. 

J'ai vu ces maux, et je n'ai pas vingt ans !