Chansonnier historique du XVIIIe siècle

La régence préface


(J'ai gardé orthographe telle quelle)


Un homme d'esprit a dit de l'ancien gouvernement de la France que c’était une monarchie absolue tempérée par des chansons.

« Liberté entière était du moins laissée sur ce point.

« Cette liberté était tellement inhérente au caractère national que les historiens l'ont remarquée. Les Français, dit Claude de Seyssel, ont toujours eu licence et liberté de parler à leur volonté de toute sorte de gens, et même de leurs princes, non pas après leur mort tant seulement, mais encore de leur vivant et en leur présence.

« Chaque peuple a sa manière d'exprimer ses vœux, sa pensée, ses mécontentements.

« L'opposition du taureau anglais éclate par des mugissements.

« Le peuple de Constantinople présente ses pétitions une torche à la main.

« Les plaintes des Français s'exhalent en couplets terminés par de joyeux refrains.

« Cet esprit national n'a pas échappé à nos meilleurs ministres ; pas même à ceux qui, d'origine étrangère, ne s'étaient pas crus dispensés d'étudier le naturel français.

« Mazarin demandait : « Eh bien, que dit le peuple

« Des nouveaux édits ? — Monseigneur, le peuple

« Chante. — Le _peuple amie, reprenait l'italien, il

« Payera. » Et, satisfait d'obtenir son budget, le Mazarin laissait chanter.

« Cette habitude de faire des chansons sur tous les événements, même les plus sérieux, était si forte et s'était tellement soutenue qu'elle a fait passer en proverbe qu'en France tout finit par des chansons. »

Tel est le début du plaidoyer spirituel que Dupin prononçait en faveur de Béranger, inculpé, sous le gouvernement de la Restauration, d'avoir outragé dans ses couplets badins la double majesté du trône et de l'autel. Et certes l'habile avocat n'avait nullement tort d'appeler au secours du poète populaire les traditions de la vieille France. A toutes les époques les sujets s'étaient arrogé le droit de chansonner leurs maîtres. Écarté des affaires par un pouvoir ombrageux, le peuple se dédommageait de son inaction forcée par des bluettes fugitives où l'esprit et la malice avaient souvent plus de part que la raison. Il raillait en vers le despotisme ou l'incapacité de ses gouvernants et se consolait d'un abus par une épigramme, d'une sottise par une chanson ; c'était là sa manière habituelle de narguer la mauvaise fortune.

D'un bout l'autre de notre histoire l'on retrouve ces manifestations satiriques de l'esprit public. Nées avec le monde féodal, elles grandissent concurremment avec l'autorité royale, pour atteindre leur entier développement le jour où la monarchie absolue se trouve définitivement établie.

Alors la critique ne connaît plus de bornes, la satire ne garde plus de mesure, et quiconque sert le pouvoir participe des blâmes qu'il provoque. Ce déchaînement général de l'opinion se produit sous le règne du plus absolu des souverains, j'ai nommé Louis XIV ; le grand roi lui-même, malgré le respect que sa personne inspire, n'est pas toujours ménagé. S'il essaye de mettre un frein à ce contrôle impudent qui l'irrite bien plus qu'il ne le gêne, les rigueurs déployées restent sans résultat, et la satire, réduite a circuler clandestinement, ne perd rien de sa violence.

Mais le XVIIIe siècle, cette époque d'indépendance complète pour la pensée, rend aux chansonniers leur liberté d'action ; désormais affranchis de toute entrave et de toute contrainte, ils usent et abusent de leur esprit mordant. Et c’est avec une prodigieuse dextérité qu’ils manient les seules armes offensives dont ils disposent, le ridicule et la médisance. Pour satisfaire leur verve railleuse, ils mettent à contribution les formes les plus diverses de la poésie légère ; les chansons adaptées à des refrains connus ou à des airs en vogue ne suffisant plus, ils recourent aux épigrammes, aux sonnets, aux satires, aux épîtres, aux vaudevilles, aux triolets, aux parodies et la rime se prête docilement aux exigences de leur malignité. Les hommes et les choses du temps fournissent une ample pâture à l’esprits frondeur qui les anime et qui déchire tout à belles dents. Comme le chantre de la Némésis moderne (1) ils connaissent à fond leurs droits et leur devoir de critiques ; pour eux comme pour lui.

 

Quand la satire frappe un coupable, elle doit

l’extraire au grand soleil et le montrer au doigt. 

Au carcan installé sur la place publique,

d’un inflexible bras c’est elle qui l’applique ; 

Pour diffamer la tête attachée au poteau

elle imprime son nom sur un large écriteau.

 

Et, tandis que l’histoire officielle du XVIIIe siècle ne permet d’entrevoir que les brillants côtés de l’époque, en laissant prudemment dans l'ombre le revers de la médaille, de hardis poètes se plaisent à dévoiler sans pitié jusqu'aux plus tristes scènes de la comédie humaine qui se joue en leur présence.

 

(1) Barthélemy (Némésis, Satire hebdomadaire)


Les désordres de l'État, les querelles religieuses, l'indolence de la royauté, le pouvoir des favorites, l'incapacité des généraux, la bassesse des courtisans, les aventures des grandes dames, la vanité des gens de lettres, les divertissements galants des filles de théâtre, sont pour eux une mine féconde qu'ils exploitent activement.

Bon gré mal gré, la société entière relève de leurs couplets ; rien n'échappe à ces arbitres rigoureux dont les jugements sont acceptés sans contrôle et sans appel.

Avares d'éloges, mais prodigues de blâmes, ils distribuent la honte plus souvent que la gloire, et, promenant partout leur indiscrète curiosité, ils mettent à nu les vices qu'ils entrevoient, les turpitudes qu'ils devinent, les hontes qu'ils constatent.

Leurs traits aigus frappent sur tout le monde indistinctement ; l'âge et les dignités, le caractère et les services sont impuissants à protéger contre leurs spirituelles railleries et leurs mordantes invectives. Plus l'on est haut placé, plus l'on se trouve exposé à ces coups. Il semble que la satire ait pris sur elle de justifier le vieil adage du fabuliste : 

 

Notre ennemi c’est notre maître. 

 

Les chansonniers du XVIIIe siècle ont cependant le tort grave d'outrepasser les justes limites et de se laisser entraîner à des violences que le bon goût et la décence réprouvent également. Spirituels et sensés dans la critique des faits, ils se montrent injustes et haineux dans l'appréciation des personnes. C'est dans le champ fertile de la médisance qu'ils vont glaner leurs éléments d'informations et recueillir l'ample moisson de rumeurs injurieuses qu'ils transportent dans leurs vers. Ils insultent leurs contemporains, au lieu de les critiquer ; ils les diffament, au lieu de les juger. Le sentiment de la dignité personnelle leur est aussi peu familier que la notion du respect d'autrui ; aussi glissent-ils aisément et sans y prendre garde de la malignité dans l'injure, de l'audace dans l'impudeur. La liberté d'esprit chez eux dégénère en licence, et ils cessent d'être plaisants pour devenir odieux. Il est permis toutefois de les excuser sans les absoudre, car, si l'altération des mœurs ne justifie pas les excès du langage, elle sert du moins à les expliquer : 

 

Un siècle corrompu veut un Aristophane. 

 

Certes les poètes satiriques n'ont pas hérité, à beaucoup près, de la verve étincelante du vieux comique grec qui flagellait si rudement la démocratie athénienne, mais pour le cynisme ils n'ont rien à lui envier.

On ne doit pas oublier, d'ailleurs, que ces malignes productions étaient la seule vengeance des contemporains, le seul châtiment qu'il fût possible d'infliger à l'impéritie des gouvernants, responsables des maux dont souffrait la nation. Peut-être les chansonniers ont-ils supposé qu'il y avait, pour remédier aux misères du temps, des moyens plus efficaces que leurs couplets ; mais il ne leur est point venu à l'idée de les mettre en pratique, ni même d'en proposer l'expérience ainsi que l'un d'entre eux l'a judicieusement remarqué : 


Nous ne faisons que des chansons,

Pauvres bélîtres que nous sommes ;

On nous maltraite en cent façons,

Nous ne faisons que des chansons.

En vérité nous mène-t-on

Comme l'on doit mener les hommes ?

Nous ne faisons que des chansons,

Pauvres bélîtres que nous sommes.


C'est bien le moins que l'on accorde aux victimes innocentes le droit de médire du bourreau en toute liberté, et l'on serait mal venu d'assujettir leur légitime fureur aux règles de la bienséance. 

Il serait cependant injuste de ne voir dans ces manifestations de l'esprit public qu'une distraction puérile, une arme sans portée. Satires et chansons influent rarement sur la direction des affaires, je le veux bien, et restent lettre morte pour le pouvoir dont elles contrôlent les actes. Mais elles trouvent dans la nation un dangereux écho et détruisent insensiblement les deux grands principes de la soumission et du respect, seuls capables de soutenir la monarchie absolue. Démolisseurs inconscients, les chansonniers de l'époque ébranlent gaiement le vieux système social, sans même soupçonner la portée de leurs efforts, tandis que les philosophes et les économistes posent à côté d'eux les bases du nouvel édifice qui va bientôt s'élever sur les ruines de l'ancien. 

Aussi le jour où la royauté chancelante cherchera autour d'elle des défenseurs, elle ne trouvera plus que des adversaires : adversaires qui la méprisent parce qu'ils ont appris dans les satires du temps toute l'étendue de sa faiblesse et de son incurie, qui la repoussent parce qu'ils ont entrevu dans les théories des novateurs politiques la révélation d'un ordre de choses inconnu vers lequel les entraîne la marche logique des événements. 

La Révolution française n'est point sortie tout armée du cerveau des encyclopédistes ; ce sont les manifestations successives de l'opinion publique qui lui ont donné naissance et ont amené son explosion. Plus encore que les hardiesses de la pensée, les violences de la satire ont contribué au renversement de l'ancien régime ; l'une n'avait guère pour adeptes que les esprits élevés, l'autre trouvait des complices dans toute la nation. Manuscrites, mais incessamment recopiées, les chansons politiques rencontraient partout un accueil empressé, et la frivolité même de l'époque favorisait leur diffusion. On les colportait dans les salons aussi bien que par les rues ; on les fredonnait aux bals de l'Opéra comme aux parades de la foire ; on les chantait dans les petits soupers et dans les fêtes populaires. Et partout elles avaient pour conséquence d'amoindrir d'abord et puis de ruiner le prestige de la majesté royale. 

Ainsi l'ardeur satirique, qui emporte les esprits durant le cours du XVIIIe siècle, mérite bien de fixer l'attention des écrivains et des moralistes. Ses étapes successives forment un tableau instructif et curieux, qui reproduit sous ses multiples aspects l'histoire vraie et vivante de l'époque, écrite au jour le jour par des témoins passionnés, mais clairvoyants. On retrouve là un commentaire du présent et une préparation de l'avenir ; le prologue permet d'entrevoir l'épilogue, et dès la mort de Louis XIV on prévoit la Révolution. 

Il est donc utile, avant d'aborder l'œuvre des chansonniers, de présenter un aperçu général des événements qui ont provoqué leur ver\-e railleuse et de retracer dans ses grandes lignes le long développement de la critique et de la malignité populaires. 


Durant les premières années du XVIIIe siècle, la crainte inspirée par Louis XIV était le seul obstacle qui réprimât l'expression du mécontentement général, sans pouvoir, toutefois, en étouffer les germes. Le roi mort, l'obstacle disparut avec lui ; les griefs accumulés, les ressentiments longtemps contenus éclatèrent tous à la fois. Ce fut avec une joie scandaleuse que la nation accueillit le trépas du monarque et rendit grâce au ciel d'une délivrance impatiemment attendue ; oublieuse des gloires du règne, elle gardait seulement le souvenir de ses récentes misères. Le respect dû à la tombe ne put imposer à son irritation, qui poursuivit jusqu'à l'église de Saint -Denis la dépouille mortelle du prince détesté. Non contente d'insulter aux funérailles du souverain, la haine s'acharna sur sa mémoire et prodigua la raillerie et l'injure à tous les actes de sa vie. Dans cette réaction violente, l'on ne ménagea guère les derniers ministres du feu roi, son confesseur, les jésuites qui avaient suscité et entretenu les malheureuses querelles de la 

Constitution Unigenitus. L'opinion publique, ameutée contre eux, réclamait à grands cris le châtiment des méfaits qu'elle leur attribuait. 

Par contre, le duc d'Orléans, qui inaugurait sa régence en accédant aux vœux du pays et paraissait résolu à abandonner les voies suivies par son prédécesseur, fut accueilli avec enthousiasme. Les premières mesures de son administration, disgrâce des secrétaires d'État, établissement des conseils, libération des jansénistes emprisonnés, exil du P. Le Tellier, poursuite des traitants, reçurent l'approbation des chansonniers. Ceux-là seulement se montrèrent hostiles dès le principe qui obéissaient à des intérêts privés et voulaient à tout prix discréditer le Régent pour rétablir les bâtards légitimés du feu roi dans les prérogatives dont ils avaient été dépossédés. Mais les heureux débuts de Philippe d'Orléans n'eurent pas de suite, ses bonnes intentions s'évanouirent, et l'État resta plongé dans le désordre. Aussi la malignité publique fut d'autant plus acerbe qu'elle avait été plus indulgente, et la personne du Régent, restée jusqu'alors en dehors de la satire, devint le point de mire ordinaire des médisants. On le suspecta d'abord, puis on l'inculpa hautement, et la critique, une fois déchaînée, ne cessa de déchirer sa victime. Elle exploita impudemment tous les bruits injurieux qui couraient sur la vie privée du prince, sur le cynisme de ses courtisans, les sottises de ses ministres, les galanteries de ses filles. 

A ces sujets piquants et variés de railleries qui défrayaient la verve des poètes, vinrent bientôt s'ajouter les violences des luttes religieuses que l'affaissement momentané des jésuites et le triomphe éphémère de leurs ennemis n'avaient point terminées. Jansénistes et molinistes, après avoir réparé leurs forces affaiblies durant le calme passager des premiers jours de la régence, renouvelaient avec acharnement les vaines discussions sur la bulle Unigenitus. Bien qu'étranger aux subtiles distinctions établies entre la grâce suffisante et la grâce efficace, le public ne se crut pas dispensé d'intervenir dans le débat ; pour lui, les principes théologiques étaient chose accessoire, la question politique le préoccupait exclusivement. Chaque camp eut ses chansonniers, et, comme on peut le supposer, les plus malins se trouvèrent du côté des opposants à la Constitution. Dépourvu d'audace et de fermeté, le Régent ne sut pas regagner par une répression énergique sa popularité perdue, et sa politique incertaine souleva contre lui les deux partis. 

Une heureuse diversion le tira momentanément d'embarras, en rejetant au second plan les disputes religieuses : ce fut l'établissement du système de Law. Tant que la prospérité de la Banque royale et les illusions provoquées par la Compagnie d'Occident fournirent aux spéculateurs habiles un rapide moyen de s'enrichir, l'on n'eut pas assez d'éloges pour célébrer dignement le contrôleur général, ce nouveau Midas qui changeait tout en or. 

Le chancelier d'Aguesseau et le Parlement essayaient-ils de s'opposer aux réformes financières de Law, ils déchaînaient contre eux les plus cruelles railleries, et la satire applaudissait des deux mains à l'exil que leur infligeait le duc d'Orléans. Mais l'engouement du public dura peu et fut suivi d'une terrible réaction. La déroute du système fit pleuvoir sur le financier disgracié un déluge de malédictions, qui n'épargna ni*le Régent, dont la témérité avait autorisé ses funestes essais, ni les agioteurs éhontés qui avaient spéculé sur les actions pour élever de scandaleuses fortunes. 

Law exilé, les questions théologiques reprirent le dessus et rappelèrent à elles l'armée des frondeurs qui les avaient provisoirement délaissées. Le Régent, cette fois, prit parti pour les jésuites et se prononça nettement en faveur de la bulle ; résolution maladroite qui augmenta encore l'aversion inspirée par sa personne et celle de ses ministres. L'abbé Dubois surtout, ce précepteur du prince, qu'une indigne complaisance avait successivement transformé en archevêque de Cambrai et en premier ministre, dut à son élévation soudaine autant qu'imméritée de partager avec son maître les malices des chansonniers. Il vit les agissements intéressés de sa politique mis à nu et les turpitudes de sa vie privée indiscrètement dévoilées. 

Et lorsqu'il mourut, chargé d'honneurs, de richesses et de honte, son trépas, loin de mettre un terme aux railleries, leur fournit un nouvel aliment. Ce furent les chansonniers qui composèrent les oraisons funèbres et les épitaphes satiriques du défunt avec un cynisme bien digne du triste héros qu'ils tournaient en dérision. Ils étaient encore occupés à cette joyeuse besogne lorsque la mort du Régent vint leur donner un surcroît d'occupation qu'ils n'eurent garde de laisser échapper. Dans la critique du maître, ils mirent tout autant d'humeur moqueuse, mais beaucoup plus de fiel et d'âpreté que dans celle du valet. Plaisants ou lugubres, tous prodiguèrent leurs outrages au prince qui, par un mépris singulier des talents dont la nature semblait l'avoir comblé, avait administré la France comme un despote et comme un fou. 

Le Régent disparu de la scène, un ambitieux sans pudeur prit sa place et, par un coup de main habilement préparé, escamota le pouvoir : c'était le duc de Bourbon. Celui-là, du moins, ne- put abuser personne sur sa capacité ; on savait qu'il était dépourvu de sens commun, et on le disait hautement. De plus, on lui reprochait à bon droit d'avoir figuré au premier rang des agioteurs cupides qui avaient entraîné par leurs spéculations la chute du système de Law et la ruine d'une partie de la nation. 

Mené comme un enfant par sa maîtresse, la marquise de Prie, dont l'insatiable avidité épuisait les ressources de l'État, un tel ministre ne tarda pas à faire honte, à provoquer une irritation bien légitime. 

Tout le monde s'accordait pour déplorer les tristes excès de ce gouvernant, qui joignait un cœur dur à un esprit stupide et montrait dans ses actes non moins de sottise que de méchanceté. Dix-huit mois avaient suffi pour le rendre insupportable et odieux ; déjà de tous côtés l'on demandait son renvoi, déjà l'on excitait le duc de Chartres, le propre fils du Régent naguère si violemment diffamé, à secouer le joug intolérable qui pesait sur le pays. Satisfaction fut donnée aux poètes dont les satires indignées reflétaient fidèlement l'exaspération publique, et le ministre, brutalement disgracié, se vit exilé dans ses terres de Chantilly. Si grande était la haine inspirée par lui, que les Parisiens auraient accueilli sa chute avec des feux de joie, sans l'intervention de la police. Mais les brocards et les épigrammes eurent toute liberté de poursuivre dans sa retraite l’indigne descendant du grand Condé. 

Était-ce le successeur de M. le duc qui allait ramener en France le calme et la prospérité dont le royaume se trouvait privé depuis si longtemps ? Les chansonniers ne le crurent pas. 

Le sage et doux pasteur des brebis de Fréjus ne leur inspira qu'une médiocre confiance ; toutefois ils attendirent de le voir à l'œuvre avant de le juger. 

Mais comme ils regagnèrent promptement le temps perdu ! Le cardinal eut non seulement le grave tort de détenir le pouvoir absolu et de se laisser aveuglément conduire par son confesseur et son valet de chambre, mais il eut encore et surtout la maladresse d'excéder la nation par une impuissante et sénile tyrannie. Les débats religieux furent l'écueil contre lequel vint se briser la maigre popularité dont on lui faisait l'aumône. Intolérant par caractère, Fleury voulut imposer de vive force la Constitution nigenitus et attira sur lui toutes les foudres de la satire. 

Du moins il eut la satisfaction de voir ses adversaires aussi vivement critiqués que lui-même par la malignité publique. Jamais, en effet, fanatisme religieux ne prêta plus à rire que le sot entêtement des jansénistes, les scènes tragi-comiques du cimetière Saint-Médard et les convulsions burlesques des disciples naïfs du diacre Paris. Quant au Parlement, dont la stérile politique se bornait à des remontrances réitérées, à d'éternels refus d'enregistrer les édits, il trouvait plus de détracteurs encore que de partisans. 

D'ailleurs le cardinal, qui avait appris à ses dépens toute la portée de la raillerie, ne craignait pas d'employer à l'occasion contre ses ennemis l'arme redoutable si fréquemment dirigée contre sa personne. Ainsi agit-il lorsqu'il emprisonna l'abbé Pucelle conseiller au parlement, homme fort incommode et toujours prêt à censurer les actes du ministère. Pour prévenir de la part des Parisiens un soulèvement possible en faveur du magistrat iniquement détenu, il trouva très ingénieux d'écraser sous le ridicule ce fougueux parlementaire. Faites donc, dit-il au chansonnier ordinaire de la cour, le frivole Maurepas, faites donc une chanson pour amuser la ville de Paris 

et badinez sur le mot Pucelle. Le courtisan docile obéit, et les couplets spirituels qu'il plaça dans la bouche des dames de la halle obtinrent une vogue immense. Plusieurs mois durant, la cour et la ville répétèrent le fameux refrain de la chanson : 


Rendez-nous Pucelle, ô gué,

Rendez-nous Pucelle !


et le malheureux conseiller, victime de son courage et de son indépendance, fut à jamais discrédité. Cette boutade du pouvoir n'obtint d'ailleurs qu'un effet passager ; on oublia bientôt l'abbé Pucelle pour revenir au premier ministre, qui, par tous les côtés, donnait prise à la satire. Son imbécile timidité, son avarice sordide à récompenser les services, son peu de discernement dans le choix des sujets par lui employés étaient tout autant de griefs que les poètes exploitaient largement. Ils se plaignaient avec amertume de voir la France gouvernée par un pédagogue radoteur, qui favorisait les amours du roi pour conserver sa toute-puissance ; ils injuriaient l'indolence du monarque, devenu le serf d'un prélat octogénaire. 

Si les Anglais bénéficiaient de la ruine de notre commerce, si les laboureurs manquaient de travail, si le pays était en proie à la disette, c'était grâce à ce 

« Vieux chien de cardinal », ne sachant plus ce qu'il faisait et néanmoins jaloux de tout faire. D'autre part, la mesquine intervention de la France dans les affaires européennes, son prestige amoindri, ses rares triomphes sur les champs de bataille étaient une source féconde d'amères railleries. Il est bon d'ajouter que lorsque, par un singulier caprice de la fortune, le débonnaire Fleury obtenait la cession de la Lorraine, dont Louis XIV n'avait pas même tenté la conquête, ce succès inespéré ne lui valait aucun éloge, aucun ménagement. Enfin, la lassitude publique s'aggravant chaque jour, l'on osa reprocher au ministre de ne pas mourir assez vite et l'inviter facétieusement à débarrasser l'État de son égoïste personne. Mais le cardinal s'obstinait à vivre ; le ridicule ne le tuait pas. Parfois impatienté des bruits injurieux qui lui venaient du dehors, il répondait brusquement : « On se plaint de mon ministère, on voudrait que le roi régnât ; eh bien, l'on verra quel sera le train des affaires quand le roi lui-même les conduira. » Le précepteur connaissait trop bien son royal élève pour s'abuser sur l'avenir, et l'événement justifia ses tristes prédictions. 

Si la nation s'était flattée de l'espoir que Louis XV, débarrassé d'une étroite et longue tutelle, voudrait réparer les désordres qu'il n'avait su prévenir, elle fut bientôt détrompée. Peu de temps lui suffit pour constater qu'il n'y avait guère à se louer du changement des maîtres et que le gouvernement personnel du roi était 

« Au-dessous de rien ». Des mains d'un vieillard le pouvoir passait dans celles d'une femme ; le sceptre tombait en quenouille. La verve des satiriques ne pouvait que gagner à cette transformation ; elle allait trouver dans l'omnipotence politique des favorites un thème inépuisable de railleries et un sujet fort naturel de doléances. Depuis longtemps déjà la vie privée du prince n'était un mystère pour personne, et les secrets de l'alcôve royale couraient les rues, chantés sur tous les tons. Mme de Mailly, malgré, sa modestie, Mme de Vintimille, malgré la brièveté de sa faveur, ne purent désarmer la malignité des poètes. Un moment adulé, lorsqu'elle supplanta ses deux sœurs, l'altière duchesse de Châteauroux fut bientôt en butte aux plus grossières injures, en dépit de l'heureuse influence qu'elle exerçait sur Louis XV. Que dis-je ? Cette influence même fut l'unique motif de la haine déchaînée contre elle ; ministres et courtisans voyaient en cela un péril qu'il fallait conjurer à tout prix. Aussi la disgrâce de la favorite, conséquence imprévue de la maladie du roi sous les murs de Metz, fut-elle accueillie par les démonstrations d'une joie brutale et grossière. Ses ennemis jouirent aussi peu de leur triomphe qu'elle-même de sa rentrée en faveur, et la guerre d'épigrammes allait recommencer plus violente que jamais au moment même où elle fut rendue inutile par la mort de la duchesse. 

Néanmoins la fureur des chansonniers était loin de s'apaiser, et la trêve qu'ils accordèrent au monarque ne dura pas longtemps. A Mme de Châteauroux avait succédé la belle Antoinette Lenormand d'Étiolés, « créée et érigée en marquise de Pompadour », — ainsi s'exprime l'avocat Barbier, — et l'éclat de son élévation rejaillissait sur l'obscure famille dont elle était sortie. Son propre père, le vieux Poisson, jadis condamné à être pendu pour détournement des deniers publics, se voyait pourvu de titres nobiliaires, et le trésor royal payait les prodigalités de ce créancier d'un nouveau genre. En présence de ce honteux spectacle, la satire pouvait-elle rester indifférente ? Assurément non. Si l'on avait repoussé naguère l'ingérence d'une duchesse dans les affaires de l'État, ce n'était pas pour accepter gaiement le despotisme d'une bourgeoise. Mme de Pompadour fut plus que personne victime de la malignité des contemporains, et l'on peut dire que durant quinze ans la chanson politique est tout entière absorbée par elle seule. Le pouvoir absolu qu'elle exerçait sur l'esprit du roi, les honteux moyens auxquels elle recourut pour le perpétuer, son intrusion dans la politique, son influence sur le choix des ministres et des généraux lui attirèrent de la part des courtisans qu'elle écartait d'incessantes attaques. Quant au populaire, il voyait en elle la cause première des maux de la nation et lui témoignait d'une manière significative l'horreur inspirée par sa personne. Auprès des outrages de la ville et de la cour, les plates adulations prodiguées à la marquise par les gens de lettres qu'elle protégeait avec plus d'habileté encore que de goût n'étaient qu'une faible consolation, tout à fait impuissante à lui faire oublier les blessures de son orgueil. 

On commença d'abord par chansonner l'humble origine de la maîtresse et les folles prodigalités du roi à son égard ; puis l'on en vint à critiquer tous les actes du gouvernement le jour où ils furent réglés par l'arbitraire de Mme de Pompadour. Ainsi lorsque le prétendant Charles-Édouard fut arrêté par ordre du ministère, au moment où il entrait à l'Opéra, l'indignation publique, portée à son comble, flétrit audacieusement l'indigne intervention de la favorite dans les affaires du royaume. N'était-ce pas elle, en effet, qui avait enjoint aux plénipotentiaires d'Aix-la-Chapelle de revenir avec la paix et avait préparé par là l'indigne violation du droit des gens dont un allié de la France se trouvait victime ? Bientôt les étrangers eux-mêmes ajoutèrent leurs voix au concert de la malignité publique, et le grand Frédéric raillait agréablement « ce règne du cotillon » qui tenait le royaume sous sa dépendance. Mme de Pompadour se vengea du bel esprit couronné par l'alliance autrichienne. 

Après avoir décidé des traités, elle voulut encore régler la guerre, et ce fut à coup sûr la plus détestable de ses inspirations. La satire, qui se lassait d'attaquer le crédit inébranlable de cette femme, puisa de nouvelles forces dans les désastres de la guerre de sept ans. Aux inimitiés privées succédait l'irritation de la fierté nationale justement affectée des affronts que l'ennemi infligeait aux troupes françaises. De toutes les colères soulevées par la marquise, celle-là était tout à la fois la plus légitime et la plus implacable. 

L'opinion publique rendit Mme de Pompadour responsable de la déroute des armées, parce qu'elle avait désorganisé le commandement pour satisfaire ou ses caprices ou ses préventions. Presque tous les généraux qu'elle mit en évidence échouèrent piteusement par suite de leur incapacité notoire et de leurs mesquines jalousies. Au maréchal d'Estrées, qu'une misérable intrigue avait fait rappeler, elle substitue Richelieu dont un heureux coup de main avait surfait la réputation ; et celui-là du moins ne prête le flanc à la critique que par ses rapines. Mais voici Soubise et de Broglie qui entrent en lice ; ils sont battus à Fillinghausen et s'accusent mutuellement de leur défaite ; le public les raille, et Soubise est encore le plus maltraité des deux. Après Rosbach, nouvelle avalanche de brocards sur le protégé de la marquise, qui cependant n'était pas généralement détesté. On le savait honnête homme, non moins obligeant qu'intègre, et son unique tort aux yeux du public était de tenir des mains de la Pompadour fin commandement pour lequel il n'avait aucune aptitude. Le comte de Clermont, son successeur, ne fut ni plus heureux ni moins chansonné. Vaincu à Crevelt, ce général des bénédictins, qui « servait Dieu comme un soldat et se battait comme un apôtre », rentra dans Paris au milieu des huées et des sifflets. Mais la favorite, plus encore que ces tristes héros, était l'objet des fureurs de la capitale ; partout on l'accusait des revers de nos armes, et les insultes prodiguées à ses lâches courtisans visaient directement sa funeste politique. Toutefois la verve des chansonniers ne se bornait pas aux seules invectives : elle se plaisait à célébrer les rares triomphes de nos soldats, ou leurs glorieuses retraites, avec une franche gaieté et un patriotique enthousiasme. 

Lorsque la paix vint cicatriser les blessures de la nation, Mme de Pompadour, sans être totalement oubliée, fut traitée avec plus de ménagements. Son pouvoir, établi par un règne de vingt ans, tournait en habitude et devenait insensiblement moins odieux. On le subit avec d'autant plus de résignation qu'il s'affaiblissait chaque jour davantage. Aussi ne vit-on point à sa mort les manifestations de joie insultante que l'acharnement de ses ennemis permettait d'attendre ; la satire, après s'être épuisée sur sa vie, glissa légèrement sur son trépas. Quelques couplets malins, quelques épigrammes grossières et véridiques furent l'unique souvenir accordé par les poètes à la souveraine déchue qui n'emportait même pas dans la tombe les regrets de son royal amant. Le peuple comme le prince étaient blasés à son endroit, et l'indifférence avait triomphé de la haine aussi bien que de l'amour. 

D'ailleurs Mme de Pompadour n'avait pas eu seule le privilège d'occuper les loisirs de la chanson ; si elle dominait les autres sujets d'actualité, elle ne les faisait pas oublier. Les querelles religieuses plus vivaces que jamais, le refus des sacrements, la fureur déchaînée contre les jésuites, la colonisation de la 

Guyane, en un mot toutes les questions du moment, sérieuses ou frivoles, trouvaient leur place dans les satires contemporaines. Après un déploiement de forces aussi longtemps soutenu, l'on n'a pas de peine à comprendre que l'ardeur des satiriques, affaiblie par ses propres excès, eut besoin de quelque répit. Depuis l'année 1762, les chansonniers semblaient plongés dans une sorte de léthargie ; le silence se faisait chaque jour plus général, et « l'on craignait, dit Bachaumont, que la nation n'eût perdu son caractère ». Il n'en était rien cependant ; la malignité publique, à bout d'injures, réparait ses forces épuisées, en attendant une occasion favorable pour renouveler ses attaques. Or l'heure présente n'était guère propice aux chansons, et l'attention de la foule, tout entière absorbée par les pamphlets des philosophes, témoignait une indifférence absolue à l'endroit des spirituelles productions qui l'avaient si longtemps passionnée. 

Mais l'avènement d'une nouvelle favorite tira la satire de sa léthargie et lui valut une recrudescence de popularité. Le triomphe imprévu de Mme du Barry, jetée sur les marches du trône par les caprices du hasard, stimula la verve maligne des courtisans en ruinant leurs espérances. Depuis la mort de Mme de Pompadour, ils employaient leurs loisirs à faire agréer au roi quelque maîtresse complaisante, dont la reconnaissance eût largement rétribué leurs efforts, et voilà que tout à coup la faveur d'une grisette venait ruiner leurs projets. Aussi quel déchaînement de médisances ! Il fallait à tout prix dégoûter le roi de sa nouvelle conquête et substituer promptement quelque duchesse plus huppée à cette femme indigne de porter le sceptre. Pour atteindre ce but, la coterie du duc de Choiseul mit tout en oeuvre et n'hésita pas à dévoiler cyniquement, dans ses chansons, les antécédents vrais ou supposés, mais en tout cas peu honorables, de Mme du Barry. 

Vains efforts ! loin d'éteindre l'affection du roi et d'ébranler le crédit de la favorite, la médisance eut pour résultat de les fortifier. Bientôt, la corruption des mœurs aidant, et le sens moral s'affaiblissant chaque jour davantage, une réaction se produisit dans l'opinion, et la comtesse ne tarda pas à trouver d'ingénieux flatteurs. Les chansonniers comprirent qu'il était plus prudent de louer la favorite que de la diffamer, et tous ceux qui n'étaient pas au nombre de ses ennemis irréconciliables changèrent de tactique sans se faire prier. N'avaient-ils point, d'ailleurs, pour exercer leur esprit mordant des sujets autrement graves que les amours éhontées d'un monarque décrépit et d'une courtisane de bas étage. Les derniers ministres du roi semblaient créés tout exprès pour accaparer le poids de la malignité publique. Sans compter le duc d'Aiguillon, cette égoïste nullité, à l'humeur vindicative et méchante, qui n'était guère épargnée, l'abbé Terray et le chancelier Maupeou avaient déchaîné sur eux une effroyable tempête d'ironies et de colères. 

Dans sa lutte avec le Parlement, Maupeou s'était attaqué à forte partie ; la basoche maniait encore mieux que les courtisans l'arme du ridicule, et les magistrats dépouillés de leurs prérogatives lancèrent sur le spoliateur une grêle de traits. Comme un essaim de guêpes en furie, les robins harcelaient le chancelier et lui faisaient avec leurs épigrammes de cruelles blessures. Plus son autorité s'affermissait, plus ils feignaient, par une habile tactique, de la croire ébranlée ; ils chantaient joyeusement sa prochaine disgrâce et sa fin probable en place de Grève. Quoique vivement affecté de ces attaques, Maupeou tint ferme jusqu'au bout ; que pouvait la satire contre un homme qui résistait audacieusement à l'inimitié de Mme du Barry ? Malgré les sinistres prédictions de ses ennemis, il mourut paisiblement dans son lit en 1792, léguant toute sa fortune à la nation. Plus tristement célèbre encore, et plus justement odieux, fut l'abbé Terray, qui rédigeait, disait-on, ses édits entre une potence et un chapeau de cardinal, et soutenait les finances par des expédients immoraux. 

Celui-là se trouvait exposé à des agressions plus violentes et surtout plus nombreuses, parce qu'elles venaient de la nation entière et non d'un corps privilégié. Mais l'abbé, indifférent et sceptique, s'était résigné par avance à toutes les fureurs du populaire ; il en plaisantait même avec esprit et répondait aux épigrammes par des bons mots, aux satires par des sarcasmes. 

Lorsque Louis XV, momentanément négligé dans la bagarre ministérielle, fut atteint de la maladie qui devait l'emporter, l'image du contentement général apparut dans les chansons. On débitait sans gêne des propos indécents sur le compte du monarque, on déclarait hautement que son trépas était le seul moyen d'échapper à l'oppression. Mourant au milieu de l'indifférence ou plutôt de la haine publique, il n'eut que des injures pour oraison funèbre, et son cadavre, transporté sans aucune pompe à Saint-Denis, essuya partout sur son passage les cyniques plaisanteries de la foule. 

Après quoi, plusieurs mois durant, la nation prodigua l'outrage au prince qu'elle saluait jadis du nom de Bien-aimé. Elle ne se souvint de lui que pour insulter à sa mémoire et flétrir par d'injurieuses épitaphes ou des satires indignées les turpitudes de sa vie. 

Cependant le nouveau roi bénéficiait en quelque sorte de la haine inspirée par son aïeul. Heureux de changer de maître, les sujets accueillaient avec joie l'avènement d'un souverain qui s'était montré l'implacable ennemi des favorites et de leurs protégés. Toutes les chansons dont il fut l'objet témoignaient des espérances que l'on avait placées dans son respect pour les lois et pour les mœurs. L'exil des triumvirs du dernier règne, le rappel de l'ancien parlement donnaient enfin satisfaction à l'opinion publique et lui permettaient de croire que ses doléances seraient désormais écoutées. Aussi ces mesures furent-elles saluées par une explosion de joie universelle ; l'on y vit l'annonce d'un nouvel ordre de choses, et la popularité de Louis XVI s'accrut rapidement. Mais l'enthousiasme devait être de courte durée, et le pouvoir allait bientôt se trouver aux prises avec des exigences qui lui aliénèrent insensiblement l'esprit de la nation. 

Dans le principe, les satiriques gardaient une certaine mesure et ne se plaignaient ni bien haut ni bien fort ; ils se bornaient à constater que la France n'était guère redevable au souverain que d'un peu plus de décence dans les mœurs et d'économie dans les finances. Toutefois, comme la conduite de Louis XVI n'avait rien encore de bien répréhensible, leur malignité chercha d'autres victimes et n'eut pas de peine à les trouver. 

C'est ainsi que Beaumarchais servit de plastron à la raillerie et à l'injure, alors que, déjà célèbre par son procès avec le conseiller Goëzman, il venait de mettre le comble à sa réputation par ses œuvres dramatiques et d'emporter le suffrage populaire. La jalousie seule suffirait à la rigueur pour expliquer les attaques auxquelles fut en butte le spirituel écrivain ; mais il est bon d'ajouter que l'irritation des poétereaux de la ville et de la cour était provoquée moins par le succès du spirituel écrivain que par les causes mêmes de ce succès. Beaumarchais ne s'était-il pas avisé de transporter sur la scène des mœurs que la satire et la chanson croyaient avoir le privilège exclusif de reproduire dans leurs vers ? Si l'exemple devenait contagieux, c'en était fait de la poésie légère ; afin de prévenir ce danger et de décourager les novateurs, l'on essaya de livrer Beaumarchais à la risée publique. L'audacieux dramaturge avait trop d'esprit pour se laisser effrayer par de mesquines criailleries, incapables de porter atteinte à sa renommée. 

Nous voyons, à la même époque, bon nombre de chansons sur les insurgés d'Amérique, dont la France devait bientôt seconder les efforts, sur les mœurs de la prélature et la réforme des fêtes de l'Église, sur la réhabilitation de Lally-Tollendal et le combat d'Ouessant. 

L’Académie française qui avait eu de tout temps le privilège d'inspirer la verve des rimailleurs, n'est pas ménagée, non plus que les dames de la Comédie ou les filles de l'Opéra ; mais c'est pour des motifs bien différents. Enfin les ballons eux-mêmes, récemment inventés, obtiennent de poétiques éloges, tandis que la satire blâme sévèrement les aéronautes qui ont le mauvais goût de préférer leur vie à leur art. 

Et la cour, dira-t-on, était-elle donc oubliée par la malignité des chansonniers ? Hélas ! non, elle l'était moins que jamais, car jamais elle n'avait renfermé dans son sein des germes plus actifs de sourdes jalousies et d'implacables inimitiés. Deux partis nettement tranchés se trouvaient en présence : l'un, celui de la jeune reine, dédaignait ouvertement l'étiquette et les anciens usages ; l'autre, celui des libertins vieillis sous Louis XV et respectueux avant tout du cérémonial, était médiocrement charmé par le règne de la vertu et regrettait la vie facile que l'on menait sous le feu roi. Les commensaux ridés, les adoratrices décrépites de la Pompadour et de la du Barry ne pardonnaient pas à Marie-Antoinette de préférer les jeux innocents et les bergeries de Trianon aux petits soupers de Choisy et de Louveciennes. Or, si Louis XVI par son exemple avait rétabli la décence dans les mœurs, il était impuissant à ramener le bon ton et la courtoisie depuis longtemps tombés en désuétude. Les gens de cour, dans leur langage peu habitué aux tempéraments, manifestaient souvent leur amour du passé et leur haine du présent. Du rang ou des principes l'on ne tenait nul compte, et l'on vit Monsieur lui-même railler le roi, son frère, et les vertueuses filles de Louis XV médire de Marie- Antoinette et de ses favorites. Cette guerre intestine eut pour résultat les noëls atroces qui circulèrent lors de la naissance du Dauphin, et répandirent sur toute la famille royale, Mesdames et la comtesse d'Artois exceptées, les plus odieuses calomnies. La triste affaire du collier vint encore aggraver ces horreurs, et les justifier, du moins en apparence ; l'issue du procès surtout porta un coup funeste au prestige royal. D'ailleurs Louis XVI avait depuis longtemps perdu sa popularité, et s'il la reconquit en soulageant de ses propres deniers la misère de ses sujets, ce ne fut pas pour longtemps. La bienfaisance du monarque obtint de la part des chansonniers un juste tribut d'éloges, mais cet enthousiasme éphémère disparut aussi vite qu'il était venu, sans laisser aucun souvenir. 

Moins heureux encore que le roi, certains ministres provoquaient par leurs actes de graves mécontentements que la satire mettait en lumière. Le vieux Maurepas, depuis longtemps inconnu du public, et l'honnête Malesherbes, dont l'influence passait presque inaperçue, eurent peu d'ennemis. Mais Turgot rencontra dans les courtisans une violente opposition qui se manifesta dès son entrée au ministère ; on ne connaissait pas encore ses projets, et déjà on les supposait pernicieux. Lorsqu'il essaye d'établir l'ordre dans les finances, « tous les fripons engraissés du sang de la nation » se déchaînent contre lui et contre ses sages réformes.

Est-il destitué à la ville et la cour applaudissent à tout rompre, et les classes privilégiées, dont il menaçait les préjugés ou les intérêts, se montrent enchantées de sa disgrâce. 

Le Genevois Necker fut également décrié, toujours par la même cabale et pour les mêmes motifs. Ne s'avisait-il pas, en effet, de rendre des comptes à la nation et de soulever le voile qui lui dérobait l'état des finances publiques ? Mis hors de combat par les attaques incessantes de ses détracteurs, il fut rem- placé par d'Ormesson, qui, résistant encore aux exigences ruineuses de la noblesse, tomba fatalement sous les coups de la raillerie. Leur successeur, le facétieux Galonné, avait trop d'esprit et trop peu de scrupules pour les imiter ; aussi jouit-il d'une cer- taine popularité tant qu'il laissa puiser les courtisans dans les coffres de l'État. Mais lorsque, à bout d'expédients et de ressources, il voulut, lui aussi, tenter quelques réformes, ses partisans vinrent grossir le nombre de ses adversaires. Le ministre et les notables convoqués par lui éprouvèrent la malignité des satiriques, qui parodiaient les délibérations d'une impuissante assemblée et disaient aux gouvernants toute la vérité, sans violence cette fois, mais non sans malice. 

Sous Loménie de Brienne, héritier du rôle et des plans de Galonné, la chanson politique de l'ancien régime fit ses dernières armes et subit une éclipse passagère pour reparaître bientôt plus mordante et plus agressive que jamais. 

Le 5 mai 1789, les États généraux se réunissent, la prise de la Bastille est proche, et la gravité des événements impose silence à l'esprit railleur du peuple français ; la satire cède pour un moment la place à la raison. Mais le jour où la lutte décisive s'engage entre la royauté absolue et ses redoutables adversaires, la guerre des chansons se mêle au combat des idées, et la chute de la royauté est saluée par une explosion d'épigrammes injurieuses. Désormais les chants patriotiques ou révolutionnaires règnent seuls et sans partage ; l'Hymne des Marseillais con- duit à la victoire les soldats héroïques de Jemmapes et de Fleurus, tandis que les courageux partisans du régime déchu montent sur l'échafaud, escortés par les invectives rimées des poètes de la Montagne. Et le XVIIIe siècle disparaît comme il est venu, au bruit des chansons. 

Après avoir passé en revue les sujets variés dont la satire et la chanson se sont tour à tour inspirées, il paraît naturel d'accorder quelque attention aux poètes qui, durant près de quatre-vingts ans, ont amusé et passionné le peuple français. Mais leur personnalité, à de rares exceptions près, est un mystère pour nous ; sur ce point, les renseignements précis font absolument défaut, et l'indiscrétion des contemporains n'a transmis à notre curiosité que fort peu de noms propres. La plupart des chansonniers historiques sont restés anonymes, de leur vivant comme après leur mort, et il serait téméraire de vouloir dissiper aujourd'hui l'obscurité dont ils ont enveloppé leur souvenir. Nous devons, toutefois, en l'absence d'indications personnelles sur les auteurs, rechercher à quelles classes de la société ils ont appartenu. 

Pour cela l'examen des productions satiriques est un guide qui trompe rarement, d'autant mieux que l'on peut, en procédant par analogie, établir les bases d'une appréciation préalable, bien vite confirmée par l'étude des faits. Les chansonniers du XVIIIe siècle ne sont-ils pas en effet les héritiers directs de ceux du XVIIIe et ne sortent-ils pas des mêmes milieux ? Il est donc permis d'appliquer aux uns ce que nous connaissons des autres, et d'assigner aux poètes des deux époques une origine commune, en tenant compte des restrictions que la nature même des œuvres apporte à ce jugement. 

Le XVIIIe siècle eut des chansonniers populaires, muses ambulantes, qui s'installaient d'ordinaire sur le Pont-Neuf et trouvaient dans cet endroit, le plus fréquenté du vieux Paris, un auditoire sans cesse renouvelé je badauds inoccupés, de laquais oisifs, d'ouvriers sans travail et de filous en quête d'un mauvais coup. De ces poètes du ruisseau deux surtout obtinrent un grand succès auprès du public qui se pâmait d'aise en écoutant leurs couplets burlesques ou grivois, et la postérité leur doit au moins un souvenir : ce furent le Savoyard et le Cocher de M. de Verthamont. 

Venu on ne sait d'où, le Savoyard, qui, de son vrai nom, s'appelait Philippe, s'établit un beau jour sur le terre-plein du Pont-Neuf, près de la statue du Béarnais, et se mit à improviser des chansonnettes. 

Par ses couplets licencieux, il ne tarda pas à faire les délices des aventuriers de bas étage et des coupeurs de bourse qui flânaient autour de lui ; peu à peu les curieux s'arrêtèrent et finirent par venir tout exprès pour l'entendre et pour acheter ses chansons. 

Car le Savoyard, en homme pratique, faisait plusieurs métiers et vendait imprimées les bluettes qu'il composait. Mais, comme il était aveugle, il avait pris l'habitude d'emprunter le secours d'un invalide, ce qui ne contribuait pas peu à augmenter l'intérêt inspiré par ses chants et sa personne. Le succès, paraît-il, développa sa vanité, et, après avoir gaillardement célébré l'amour et le vin, il ne craignit pas de proclamer son mérite en se prenant parfois lui-même pour sujet de ses chansons. A qui voulait l'entendre, il répétait bruyamment : 


Je suis l'illustre Savoyard,

Des chantres le grand capitaine,

Je ne mène pas mon soldat,

Mais c'est mon soldat qui me mène.


Accourez, filles et garçons,

Écoutez bien ma musique,

L'esprit le plus mélancolique

Se réjouit à mes chansons.


Je suis l'Orphée du Pont-Neuf,

Voici les bêtes que j'attire,

Vous y voyez l'âne et le bœuf,

Et la nymphe avec la satire.


On ne saurait être plus audacieusement vantard ni plus spirituellement railleur. Peu satisfait, ou peut-être ennuyé des ovations qu'il recueillait dans la capitale, le Savoyard chercha pour ses talents un plus vaste théâtre, et promena par toute la France sa muse vagabonde. D'Assoucy, qui le rencontra au cours de ses pérégrinations, nous a laissé, dans ses Aventures burlesques, un portrait fidèle de cet original : « C'était, dit-il, un homme qui avait beaucoup sujet de se plaindre de la nature, qui ne lui avait pas accordé, comme au reste des animaux, la faculté de discerner les objets, puisque faute d'une paire d'yeux, il était contraint d'en prendre à louage du tiers et du quart, et se laisser conduire comme la plupart des grands, qui ne voient le plus souvent que par les yeux d'autrui. Mais en récompense il n'avait rien à reprocher à cette bonne mère touchant la disposition de ses oreilles, dont il avait de chaque côté des mandibules, pour le moins un bon quartier, mais si belles et si vermeilles que bien que son nez ne fût pas moins haut en couleur, on avait de la peine à juger qui emportait le prix, ou la pourpre de son nez, ou le cinabre de ses oreilles. » 

En homme curieux, d'Assoucy interrogea le Savoyard sur sa profession et reçut de lui cette réponse singulière : « Tel que vous me voyez, monsieur, apprenez que je suis un enfant des Muses, des plus célèbres et des plus chéris, poète et chantre fameux ; mais un chantre doué d'un organe si puissant que pourvu que j'aie pris seulement deux doigts d'eau-de-vie, si je chantais sur le quai des Augustins, le roi m'entendrait des fenêtres de son Louvre. » 

L'estime profonde que le chansonnier du Pont-Neuf avait pour sa personne fut-elle partagée par tout le monde ? Il est permis d'en douter lorsqu'on lit Despréaux. Dans la satire adressée à son Esprit, l'auteur de l’Art poétique le raillait agréablement, en disant : 


Le bel honneur pour vous en voyant vos ouvrages

Occuper les loisirs des laquais et des pages,

Et souvent dans un coin renvoyé au hasard

Servir de second tome aux airs du Savoyard.


Ces vers, qui n'étaient assurément pas faits dans le but d'augmenter la gloire du chanteur populaire, ont servi du moins à perpétuer son nom. 

Le Savoyard se piquait, on ne sait trop à quel titre, — peut-être tout simplement parce qu'il était proche voisin du Louvre, — de connaître les mœurs des courtisans, mais par ce qui nous reste de ses poésies, il est facile de constater qu'il ne songeait nullement à tirer parti de ses prétendues connaissances. Trop prudent pour s'occuper des affaires de l'État, s'il se hasardait parfois à chansonner les personnages en renom, c'était surtout pour les honorer de ses éloges et non de ses critiques. 

Vers 1670, le Savoyard cessa de paraître à son poste accoutumé, mais le public ne fut pas privé pour cela de sa distraction favorite, car un chansonnier nouveau prit sans retard la place du bonhomme. C'était un certain M. Étienne, cocher de M. de Verthamont, qui, dégoûté du service et sans doute envieux des lauriers du Savoyard, quittait bravement son fouet et venait s'installer près de la Samaritaine sans dépouiller ni son titre ni son costume de cocher. 

Comme il avait autant de voix et plus de verve encore que le Savoyard, il ne tarda pas à le faire oublier. D'ailleurs, négligeant le genre grivois adopté par son prédécesseur, il se consacra presque exclusivement à la chanson satirique, et sa malignité fut la principale cause du succès qu'il obtint. Il ne connaissait guère la politique que pour l'avoir apprise dans les anti- chambres ; mais son auditoire lui demandait moins de science que de malignité, et tout porte à croire qu'il n'en manquait pas. Chaque jour sa critique mordante passait en revue la cour aussi bien que la ville, et ses chansons formaient une véritable gazette rimée de l'époque. Beaucoup moins circonspect que le Savoyard, le cocher railleur ne respectait personne et ne craignait même pas de s'attaquer aux favoris du grand roi. C'est ainsi que l'incapable Villeroy, tourné en ridicule par les courtisans, dut subir aussi les attaques du poète de la rue ; il y avait dans ses insuccès une ample matière à raillerie, 


Et le cocher de Verthamont

En fit de risibles chansons.


Ces chansons furent probablement le dernier exploit du satirique, qui mourut quelque temps avant la Régence, et la race des chansonniers populaires s'éteignit avec lui. Le cocher de Verthamont ainsi que le Savoyard n'eurent point d'héritier vraiment digne de ce nom, et le XVIIIe siècle ne nous a transmis le souvenir d'aucun Juvénal de carrefour. Est-ce à dire que le peuple n'ait aucune part dans les nombreuses chansons qui sont venues jusqu'à nous ? Non, assurément ; et l'on peut affirmer sans hésitation que, parmi les couplets composés contre le Régent, contre Law et contre Mme de Pompadour, il s'en trouve beaucoup dont le peuple seul peut être l'auteur. A ces exceptions près, le populaire reste étranger aux satires politiques. 

Elles sont faites pour lui, et il les répète parce qu'il trouve en elles un écho lointain de ses opinions et de ses haines en même temps qu'un moyen agréable de railler le gouvernement, mais il ne les compose pas. Comme l'a très justement remarqué 

M. Ch. Nisard, « les chansonniers savent trop de choses qui demeurent constamment secrètes pour le peuple, ils connaissent trop de gens, ils entrent dans trop de détails et de trop intimes pour n'être aussi savants que par ce qu'ils ont entendu dire ; ce qu'ils chantent, ils l'ont \m ou ils l'ont fait. Le peuple, lui, ne voit que la surface des choses, et ses chansons se ressentent toutes plus ou moins de cette vue incomplète ». Le seul argument que l'on pourrait invoquer en faveur de l'origine populaire des chansons, réside dans les incorrections et les impropriétés de style dont elles sont émaillées çà et là. Mais il serait puéril d'accorder à ces taches une importance qu'elles n'ont pas et d'y chercher un indice certain de la condition des poètes, alors qu'elles marquent simplement de leur part une négligence parfois involontaire et souvent calculée. Le peuple écarté, il ne reste plus comme auteurs probables des satires que les courtisans et les gens de lettres, c'est-à-dire ceux mêmes qui faisaient jadis à Mazarin une guerre de pamphlets et qui, sous Louis XIV, troublaient de leurs accents railleurs la gravité majestueuse de Versailles. Les uns et les autres cultivent la satire au XVIIIe siècle pour les mêmes raisons qu'au XVIIIe ; leurs vers sont presque toujours inspirés par de basses jalousies, de mesquines rivalités, de vils intérêts. Et que l'on ne vienne pas ici nous taxer d'exagération ; les preuves à l'appui de notre opinion ne manquent pas, et nous voulons citer les plus irréfragables. Commençons par l'aristocratie : à tout seigneur tout honneur. Si vous demandez à La Bruyère ce qu'il pense de la cour et des courtisans, le grave moraliste vous répondra : « On se lève à la cour et l'on se couche sur l'intérêt ; c'est ce que l'on digère le matin et le soir, le jour et la nuit ; c'est ce qui fait que l'on pense, que l'on parle, que l'on se tait, que l'on agit ; c'est dans cet esprit qu'on aborde les uns et qu'on néglige les autres, que l'on monte et que l'on descend ; c'est sur cette règle que l'on mesure ses soins, ses complaisances, son estime, son indifférence, son mépris. 

« Deux sortes de gens fleurissent dans les cours et y dominent dans divers temps : les libertins et les hypocrites ; ceux-là gaiement, ouvertement, sans art et sans dissimulation ; ceux-ci finement, par des artifices, par la cabale. » Si La Bruyère n'est pas tendre dans ses jugements, du moins est-il clairvoyant et surtout équitable. 

Après cela Ton objectera peut-être que les caractères et les moeurs si crûment dépeints par l'écrivain philosophe ont disparu avec les derniers représentants du grand siècle. Ce serait mal connaître, assurément, la nature humaine en général et celle des courtisans en particulier : les acteurs changent avec le temps, mais le drame reste invariable ; les mêmes passions, les mêmes intérêts sont toujours en jeu. 

Au surplus, et pour lever tous les doutes, interrogeons sur cette délicate matière un homme du XVIIIe siècle. Écoutons son témoignage : « Le plus grand vice des gouvernements monarchiques est ce qu'on appelle la cour. A commencer par le monarque, c'est là où se puisent tous les vices et d'où ils se répandent comme la boîte de Pandore. La flatterie s'y déguise en sagesse et en amour, les poisons s'y raffinent et la vertu y est méprisée. Il est certain qu'il n’y a pas un homme de bien à la cour ; si quelqu'un y commence sa réputation par k probité, bientôt il se dégrade. L'estime et celui qui en est l'objet s'infectent des mœurs générales. Les deux idoles y sont la fortune et la mode : comment veut-on que leur culte ne se ressente pas toujours des caprices et des vices qui leur sont propres ? 

 « Un fin courtisan est un homme d'une fourberie déliée, qui fait le plus de mal à ceux dont il dit le plus de bien, qui poignarde ceux qu'il caresse, qui veut grand mal et en fait autant qu'il peut au prince qu'il semble adorer, qui fuit les dangers, qui recherche la mollesse, qui sacrifie tout à l'argent, et l'argent à un vain luxe, qui irrite les modes, qui veut enchérir sur les financiers pour la dépense et sur les moyens pour en avoir, qui est haut avec les faibles et bas avec les plus puissants que lui, qui s'écarte chaque jour davantage de la vieille franchise gauloise. A quoi donc sont bons les courtisans, et pourquoi les conserver et encourager même leur travail, comme on le fait aujourd'hui ? Cependant ce talent, cette pratique sont devenus tellement en faveur, qu'on ignore le succès avec des qualités contraires, et qu'on se moque de ceux qui veulent se soutenir et s'avancer par la vertu. » 

La conclusion naturelle de ces sages réflexions, c'est que « les courtisans sont la perte du roi comme prince et comme homme, des mœurs, des finances, de la discipline, de tout gouvernement, tam in capite quam memhris ». 

Et qui donc parle ainsi ? Est-ce un roturier orgueilleux, disciple farouche de Jean-Jacques, ennemi de la royauté, des institutions monarchiques et de la vieille noblesse ? Nullement ! ce juge rigoureux et intègre, ce critique mordant et impartial est lui-même un courtisan, fils et frère de courtisans, c'est le marquis René d'Argenson. 

Il nous est donc permis de croire, sans rien ajouter à la sévérité des contemporains, que la malignité réciproque des gens de cour est presque toujours dictée par de honteux mobiles. Puisque les haines injustes, les flatteries serviles, les basses rivalités, les délations perfides, les cupidités inavouables, en un mot toutes les passions qui peuvent agiter le cœur humain, tous les vices qui peuvent le souiller, se disputent l'âme des courtisans, il est tout naturel qu'ils inspirent leurs productions satiriques. Et Ton comprend sans peine, en présence d'un pareil spectacle, que les chansonniers jaloux de se dénigrer réciproquement n'aient pas besoin de faire appel à leur imagination ; la réalité leur suggère d'assez tristes médisances pour les dispenser de recourir à la calomnie : aussi se bornent-ils à dire cyniquement la vérité. 


L'attention toute naturelle que les satiriques de la cour attiraient sur eux par leur naissance illustre ou leur haute fortune a permis aux contemporains de connaître et de nous révéler les noms de quelques-uns d'entre eux. Pour être peu nombreux, ces noms ne sont pas moins significatifs et montrent bien jusqu'où la chanson politique avait recruté des adeptes. 

C'est ainsi que, sous la Régence, la princesse de Conti, fille naturelle de Louis XIV et de Mme de La Vallière, tour à tour sirène ou mégère au gré de ses caprices, et plus souvent mégère que sirène, donnait libre carrière dans ses vers à son humeur maligne. Son exemple était suivi par la duchesse de Bourbon, autre fille naturelle de Louis XIV, qui tenait de sa mère. Mme de Montespan, un esprit vif et caustique, et dont ses confrères disaient : 


C'est la duchesse de Bourbon

Qui met tout le monde en chanson.


Au milieu du sans-gêne de la Régence, pouvaient-elles ménager quelque chose, ces terribles langues qui naguère, dans la cour froide et hypocrite du grand roi vieillissant, ne respectaient ni le duc de Bourgogne, ni Mme de Maintenon, ni même leur propre père ? 

Un autre bâtard de sang royal, le grand prieur de Vendôme, joyeux viveur et parfait ivrogne, tenait dignement sa place parmi les chansonniers du temps. 

Dans ses petits soupers du Temple, il donnait le ton aux sceptiques compagnons qui formaient sa société ordinaire, et, le verre en main, se moquait agréablement de tout, promenant sur la ville et la cour ses bachiques railleries, jusqu'à ce qu'il fallût le trans- porter dans son lit ivre mort. Le Régent qui, par son esprit déconcerta plus d'une fois ses adversaires, ne dédaignait pas de tourner en ridicule, dans un court pamphlet, qui est parvenu jusqu'à nous, son propre caractère et celui des ministres sans pudeur et sans capacité qui le servaient. Rien ne prouve qu'il ait borné ses talents dans l'art de la médisance à cet unique exploit, et nous ne serions pas surpris s'il avait légèrement participé aux spirituelles satires dont ses maîtresses et ses familiers furent l'objet. 


 

Pour le règne de Louis XV, les Mémoires du temps ne nous ont guère transmis qu'un seul nom, celui du comte de Maurepas. Mais il est à propos de remarquer que cet homme personnifie en lui la chanson satirique durant le milieu du XVIIIe siècle, et qu'il a pu facilement éclipser tous ses rivaux, aussi bien par le nombre que par la malignité de ses productions. Héritier du caractère de son père, ce bilieux Pontchartrain qui trouvait dans le tourment d'autrui son unique jouissance, le comte de Maurepas représente bien l'esprit facétieux et mordant de son époque. 

A lui seul il a plus d'esprit et de causticité que tous les courtisans ensemble, et, toujours sur la brèche, il n'épargne à personne les traits de sa verve endiablée. On s'étonnerait à bon droit du rôle important joué par ce frivole personnage dans l'État, si l'on ne réfléchissait que sa frivolité même fut la principale cause de son succès. 

Ce ministre léger était le seul capable de plier pour quelques instants aux affaires l'esprit inappliqué de Louis XV, parce que seul il possédait l'art d'égayer et de simplifier le travail du roi. Avec ces apparences séduisantes, dépourvu de talents réels et d'aptitudes sérieuses, il ne pouvait en imposer à ses contemporains ; pour l'apprécier à sa juste valeur, il suffisait de le voir à l'œuvre. Aussi fut-il rarement ménagé, lui qui ménageait si peu les autres, et l'éloge, d'ailleurs assez mince, que l'on pourrait invoquer en sa faveur, se rencontre seulement dans un couplet satirique :  


Maurepas dans son cabinet,

Comme tout le monde le sait,

Voit tous les objets assez nets ;

Mais comme son père,

Méchante vipère,

Dans le mal d'autrui se complaît.


Hâtons-nous de dire que ce témoignage a d'autant moins d'autorité qu'il émane probablement de Maurepas, à qui l'on attribuait, non sans raison, la paternité de la chanson tout entière. Or, « quand on se bat soi-même, on ne se fait guère de mal », ainsi que le remarquait spirituellement à ce sujet le duc de Richelieu. 

A ce jugement intéressé, il est bon d'opposer le portrait du ministre tracé d'une main sûre, par le marquis d'Argenson, observateur sensé et délicat qui s'était constitué, comme on l'a déjà vu, peintre ordinaire des courtisans. « M. de Maurepas, dit-il, doué d'une conception vive et d'une mémoire exacte, s'est acquis des connaissances étendues, et le mauvais goût de la cour a présidé à des études volages. Il possède les choses curieuses, et n'a jamais accordé d'attention aux objets sérieux qu'il devait approfondir. Chez lui tout se passe en débit ; il écoute mal et parle toujours avant de penser. Tout l'exercice de son âme consiste dans celui de l'imagination et de la mémoire ; aussi son esprit paraît-il infatigable. Il est plus brillant le soir que le matin. Il n'a pas besoin d'être remonté par la nourriture ni par le sommeil ; c'est le mouvement qu'il lui faut. Le repos n'est bon qu'à ceux qui méditent. De là aussi nulle justesse, point de jugement, nulle prévoyance dans les affaires. Rien n'est plan ; tout est système du moment : épigrammes, ariettes, concetti, clinquant, petites finesses, sarcasmes, satires, dédain et mépris sans examen. 

« Parfois la vertu attire ses éloges, mais ce sont des témoignages sans enthousiasme. Ces approbations extérieures font partie de l'éloquence du siècle ; on les débite malgré soi comme le diable loue les saints par l'organe des possédés.

« Le cœur s'est formé sur le goût. M. de Maurepas en est devenu perclus de bonne heure, ainsi que les autres courtisans. Il a regardé ses amis comme un jouet et le prochain comme un troupeau. Tout lui a paru soumis à une prétendue supériorité d'esprit qui abaisse les autres sans s'élever. Il affecte de mépriser non seulement Dieu, mais la divinité, non seulement le roi, mais la royauté. C'est un esprit fort et léger ; il nie le destin et la Providence, il adore la mode et la frivolité. Dans notre cour, un tel personnage devait nécessairement devenir législateur. Il donne le ton ; il a formé mille imitateurs ridicules. Cela a mis le vice en crédit, opprimé la vertu et le bon sens. 

« On lui attribue beaucoup d'esprit, et cette réputation est un passeport qui assure l'admiration aux fautes et aux sottises ; aussi jamais ministère n'a-t-il été plus mal que le sien. Il rit des maux de l'État, il n'y voit ni ne prévoit aucun remède, et il pratique ce qui les augmente autant qu'il est en lui. » 

Tel était l'homme qui se vit honoré dès l'âge de quinze ans d'un titre de secrétaire d'État, et rentra en fonctions à soixante et treize ans, pour y rester jusqu'à sa mort, après la longue disgrâce dont il fut redevable à ses téméraires hardiesses envers Mme de Pompadour. 

Sous le règne de Louis XVI, nous ne sommes pas plus heureux que sous le précédent ; ici encore il n'est possible de citer qu'un nom, celui du comte d'Artois. Le propre frère du roi, qui chansonna le souverain et toute la famille royale, dut à ses railleries effrontées les premiers succès de son imprudente jeunesse. N'y a-t-il point dans ces attaques, nées sur les marches du trône et tournées contre lui, un signe infaillible des temps ? Puisque le pouvoir n'a même pas pour amis les hommes qui se trouvent le plus directement intéressés à sa conservation, c'est qu'il est à deux doigts de sa perte. Encore quelques années, et il aura sombré dans la tourmente révolutionnaire. 

Tandis que les courtisans font de leur malignité l'instrument docile de vengeances ou des ambitions personnelles, la plupart des gens de lettres riment pour le compte d'autrui et cherchent dans leur problématique talent un honteux gagne-pain. Habitués du café Procope ou de la taverne Ramponneau, ces littérateurs de bas étage vendent au plus offrant leurs poésies mercenaires et chansonnent à forfait, avec une apparente conviction, tous les sujets désignés à leur verve satirique. Ils sont la providence des courtisans que la nature a faits ducs ou marquis sans les créer poètes, et qui se voient forcés d'emprunter l'esprit d'autrui pour répondre aux épigrammes de leurs adversaires. Au nombre de ces rimailleurs impudents nous devons placer en première ligne le fielleux Lagrange-Chancel, auquel la duchesse du Maine, « cette poupée de sang », dictait ses cyniques médisances. Et le jeune Aroüet lui-même, Aroüet qui fut un temps l'hôte du château de Sceaux, n'injuriait le Régent que pour complaire à la duchesse. Mais il eut le bon esprit de comprendre l'odieux et surtout la maladresse de son rôle, et d'y renoncer promptement. 

Ceux des gens de lettres qui ne mettaient pas ouvertement leur esprit aux enchères, recouraient à des subterfuges ; ils attaquaient les grands en quêtant des pensions, prêts à récompenser les bienfaits par un panégyrique et à punir les refus par des sarcasmes. 

Souvent même ils employaient leurs loisirs à se déchirer mutuellement ; c'était là, dans les cafés, leur passe-temps habituel. « On n'y respectait pas assez, dit avec raison Voltaire, la première loi de la société : de se ménager les uns les autres. On se critiquait durement, et de simples impolitesses donnèrent lieu à des haines durables et à des crimes. » Les tristes mésaventures de J.-B. Rousseau n'eurent point d'autre cause que ces médisances d'estamînet. 

A côté de ces poètes, courtisans ou gens de lettres, qui raillent le prochain pour satisfaire à leurs caprices ou à leurs besoins, il serait injuste d'oublier les soldats vaillants et bien disciplinés du Régiment de la Calotte. Cette phalange hardie, qui cachait beaucoup d'esprit et de bon sens sous une appellation comique, exerça presque seule durant un demi-siècle la police du ridicule, flagellant sans égard et sans pitié les vices des contemporains. Marquis poudrés et musqués, abbés galants et damerets, robins suffisants, fonctionnaires hautains, plumitifs insolents, littérateurs vaniteux, grandes dames et filles de théâtre essuyèrent tour à tour les assauts de sa malignité, qui aurait pu s'approprier à juste titre la devise de la comédie antique : Castigare ridendo mores. 

Une circonstance bizarre avait donné naissance à cette burlesque association. Vers 1710, quelques officiers de la cour, parmi lesquels Aymon, un des douze portemanteaux du roi, et Torsac, exempt des gardes du corps, apposèrent en plaisantant une calotte de plomb sur la tête de l'un d'entre eux, qui s'était signalé par quelque folie. Ce fait, suivi de mille inventions grotesques, leur inspira l'idée de créer un régiment fantastique, uniquement composé de personnes que leur conduite singulière ou leurs moeurs dépravées signalaient à l'attention publique. De la conception à l'exécution, les malins courtisans ne firent qu'un saut : Aymon fut aussitôt proclamé généralissime de la troupe improvisée, titre dont il fut redevable à son caractère facétieux. A peine créé, le régiment se vit pourvu d'une abondante milice, car les fondateurs y firent entrer à leur suite, non sans les contraindre, tous ceux qui méritaient le nom de Toques et la Calotte de plomb. 

L'élection de chaque soldat était consacrée par un brevet satirique, dans lequel on l'honorait d'un grade en rapport avec ses fonctions ou ses aptitudes, en énumérant plaisamment les travers et les ridicules qui le distinguaient. 

Peu de temps suffit pour assurer le succès de l'institution ; la ville et la cour s'intéressaient à ses progrès et suivaient avec curiosité l'admission forcée des nouvelles recrues. Louis XIV lui-même ne dédaigna pas de demander au général en chef, en manière de plaisanterie, s'il ferait bientôt défiler devant lui son régiment. « Sire, répondit Aymon, il ne se trouverait personne pour le voir passer. » Le vieux monarque, qui tolérait d'ordinaire chez ses serviteurs une grande familiarité de langage, rit de la hardiesse, et comme le bon ton ordonnait d'imiter son exemple, il fallut accepter gaiement les impudents brevets dont le conseil du régiment ne se montrait pas avare. 

Toute résistance était vaine et ne pouvait guère attirer que de nouvelles railleries sur les personnes assez mal inspirées pour se fâcher ou se plaindre. 

Presque toujours l'inviolabilité du rire protégea les malins promoteurs de l'association et leur permit d'étendre jusqu'aux plus illustres personnages leurs téméraires attaques. Les brevets de la Calotte, rédigés par l'élite de la littérature militante, par les Roy, les Gacon, les abbés de Grécourt, Desfontaine, Margon, par Maurepas lui-même, et réunissant le double attrait de la bonne poésie et des allusions satiriques, obtenaient d'emblée les honneurs de la popularité. Leur succès assurait l'impunité des auteurs et désarmait les victimes en mettant les rieurs du côté de leurs ennemis. A quoi bon, d'ailleurs, se révolter contre une critique qui ne ménageait jamais personne.

Chose étrange ! l'écrivain qui s'irrita le plus des calottes, fut précisément celui qui en composa le plus durant sa longue vie ; vous le devinez, c'est Voltaire. Tout en raillant impitoyablement ses adversaires, il se montra de bonne heure intolérant pour les malignités dont il était l'objet, et traita volontiers la médisance de calomnie. Aussi faut-il voir avec quel mépris il parle de ce Régiment qui l'avait placé de vive force au nombre de ses recrues. 

Il appelle les brevets des Calottins des turpitudes et déclare que les auteurs doivent être cités seulement pour faire abhorrer leur exemple. 

Vers 1760, après une existence bien remplie, l'institution de la Calotte, déchue de sa splendeur primitive et oubliée d'un public qui trouvait dans les gazettes satiriques et les nouvelles à la main un aliment inépuisable pour sa frivolité, changea de caractère. Elle devint exclusivement militaire et se perpétua dans l'armée jusqu'à la Révolution, non sans porter quelquefois atteinte au respect et à la discipline. 

Pour en finir avec les questions de personnes, il est nécessaire de constater que les grands esprits du siècle, les Montesquieu, les Diderot, les J.-J. Rousseau, n'ont jamais pris rang parmi les chansonniers. 

N'avaient-ils pas contre les hommes et les institutions de leur temps des arguments bien autrement redoutables et décisifs que les malignités de la satire ? Et peut-être craignaient-ils d'affaiblir leur prestige et leur influence en employant, pour lutter, des armes aussi frivoles. D'ailleurs la chanson remplissait imparfaitement le but qu'ils se proposaient d'atteindre ; celle-ci ne pouvait que détruire, eux voulaient surtout réédifier. Le seul Voltaire, ainsi qu'on l'a déjà vu, engagea contre le Régent une guerre d'épigrammes, par complaisance pour la duchesse du Maine. 

Mais il désavoua promptement les hardiesses peu honorables de sa muse juvénile, et renonça désormais à la satire politique, pour se consacrer tout entier à ses inimitiés littéraires. 

Si l'on réfléchit aux soldats innombrables enrôlés durant le XVIIIe siècle sous le drapeau de la chanson, les quelques noms de poètes qu'il nous a été possible de citer sont assurément peu de chose. Mais l'absence d'indications plus nombreuses ne doit pas surprendre, attendu que la plupart des auteurs abritaient, de propos délibéré, leurs personnes sous le voile de l'anonyme. Cest, du moins, ce qu'ils déclarent dans leurs couplets : 


L'auteur de ces vaudevilles

Ne dira jamais son nom ;


Et cette déclaration de leur part n'est pas une vaine formule. 

N'allez pas croire, toutefois, que la pudeur ou la modestie inspire la prudente réserve des chansonniers. De ces honorables sentiments ils n'ont aucune notion, et sacrifient toujours à contre-cœur leur vanité personnelle. Un seul motif les décide à rester inconnus, — et ils ne le cachent pas, — c'est la crainte du châtiment suspendu sur leurs têtes. 


Celui qui a fait la chanson

N'oserait pas dire son nom,

Car il aurait les étrivières,


Remarquent-ils judicieusement ; ou bien encore 


L'auteur de ce vaudeville

Ne dira pas ce qu'il est,

Par la raison qu'il se plaît

A voir de loin la Bastille.

 

Parfois même ils vont plus loin et restreignent volontairement la popularité de leurs pamphlets à à un petit cercle d'amis, par cette recommandation : 


Ne montrez point ces chansonnettes,

Vous me feriez un mauvais tour.


Les chansonniers ont appris à leurs dépens que toutes les vérités n'étaient pas bonnes à dire, et docilement profité des rudes leçons que leur a données l'expérience. De temps à autre, en effet, il s'était rencontré des hommes politiques que les outrages, même les plus spirituels, ne laissaient pas indifférents, et qui répondaient par des voies de fait aux malignités de la critique. 

Ainsi longtemps après la bastonnade infligée par le prince de Condé au joyeux Saint- Amant, La Faye distribuait une volée de bois vert à Rousseau, et plus récemment encore, le poète Roi et le jeune Arouet n'obtenaient que des coups de canne en récompense de leur verve railleuse. Quelques détestables que fussent ces précédents, il fallait en tenir compte. 

Aussi les railleurs effaçaient-ils discrètement leur personnalité, en présence du rôle, chaque jour plus accentué, que les coups de bâton usurpaient dans la vie littéraire. 

Sans être excusables, les violences des particuliers semblent assez naturelles, tandis que l'on s'étonne, à bon droit, de voir le gouvernement recourir aux mêmes pratiques et chercher dans des rigueurs impuissantes l'écrasement de la satire. Pour lui le mépris des injures eût été plus digne, sinon plus efficace. « Quelle maladresse ! s'écriait avec raison Dupin, défendant Béranger. Que c'est mal connaître le cœur humain ! On veut arrêter le cours d'un recueil de chansons, et l'on excite au plus haut point la curiosité publique ! On voudrait effacer des traits qu'on regarde comme injurieux, et, de passagers qu'ils étaient par leur nature, on les rend éternels comme l'histoire à laquelle on les associe. Au lieu de les détourner de soi, on vient avouer qu'ils ont frappé droit au but, on se dit percé de part en part ! 

Rappelez-vous donc ce qu'on lit dans Tacite : les injures qu'on méprise s'effacent, celles qu'on relève, on est censé les avouer : Spreta exolescunt, si irascaris, agnita videntur. » 

Mazarin s'était montré tolérant à l'endroit des chansonniers, faisant preuve en cela de beaucoup d'esprit, mais son exemple trouva peu d'imitateurs ; après lui, les rois comme les ministres et les favorites eurent le mauvais goût de sévir. 

Sous Louis XIV les auteurs de poésies satiriques ne furent pas tous indistinctement ménagés. Le grand roi daignait autoriser les spirituelles facéties du Régiment de la Calotte, parce qu'il ne redoutait de sa part aucune attaque personnelle ; les officiers de sa maison, qui étaient les fondateurs de l'institution, ne pouvaient oublier en aucun cas le respect dû au souverain. Mais la tolérance royale se bornait à cette concession ; et nous voyons Seignelay, dans une de ses lettres, donner au lieutenant de police l'ordre de rechercher activement quiconque prenait à partie dans ses vers la personne du monarque, la majesté du trône, les actes du gouvernement. Malheur à ceux que l'on découvrait ! courtisans ou littérateurs, ils payaient de l'exil, de la prison, souvent même de la torture leur téméraire audace. On sait que Bussy-Rabutin fut disgracié à tout jamais et sans miséricorde pour avoir inséré dans un noël du temps ce quatrain railleur sur les amours de Louis XIV et de Mme de La Vallière : 


Que Déodatus est heureux !

Il baise ce bec amoureux

Qui d'une oreille à l'autre va.

Alleluia.


Lauzun, lui-même, fut peut-être redevable de sa chute imprévue à certaine épigramme mordante qui courait Versailles sous son nom. A propos de la faveur de Mme de Montespan, il était censé dire à Louis XIV, avec ce sans-gêne qui était la marque distinctive de son caractère : 


Votre Majesté, Sire,

M'a fait un vilain tour ;

Mais je n'en fais que rire,

Car je n'ai plus d'amour.

Je vous laisse ma maîtresse ;

Mon Dieu, que j'en étais las !

Faites-en tous vos choux gras ;

Moi, je n'en fais plus de cas :

Elle est vieille et sans appas.


Lauzun n'était probablement pas l'auteur de cette malice, mais le monarque vindicatif le crut coupable, et, selon toute vraisemblance, attendit la première occasion pour le châtier durement. Elle se présenta lorsque l'aventureux cadet de Gascogne voulut épouser Mlle de Montpensier. Alors Louis XIV, épuisant à la fois tous les motifs d'irritation qu'il avait contre lui, l'enferma, sans forme de procès, dans les cachots de Pignerol. 

La Régence apporte, il est vrai, quelque adoucissement à ces rigueurs, et les chansonniers jouissent assez longtemps d'une complète immunité.

Amoureux de la liberté pour les autres autant que pour lui-même, le duc d'Orléans vantait à son ami Saint-Simon l'Angleterre, cet heureux pays où l'on ne connaissait pas plus l'exil que les lettres de cachet. 

Aussi ne songea-t-il pas tout d'abord à user, contre ses ennemis et ses calomniateurs, des mesures sévères adoptées par le feu roi, et se montra-t-il fermement opposé à toute répression. Lorsque le lieutenant de police, Marc-René d'Argenson, indigné des outrages que l'on proférait sur le cercueil même de Louis XIV, vint demander l'autorisation de poursuivre les médisants qui appelaient le monarque voleur et banqueroutier, Philippe lui répondit judicieusement : « Vous n'y entendez rien ; il faut payer les dettes du défunt, et tous ces gens-là se tairont. » Mais les dettes ne furent point payées, et la malignité des poètes se développa tant et si bien que le Régent dut se fâcher en dépit de ses intentions pacifiques. Disons-le à sa louange, il sévit mollement. Ainsi le jeune Aroüet, qui avait hasardé quelques quatrains cyniques, fut simplement exilé à Tulle, puis à Sully sur Loire, à la demande de sa famille. Peu après une satire qui courut sous son nom, mais dont il était bien innocent, fournit au Régent un prétexte tout naturel pour l'enfermer à la Bastille et lui procurer ces loisirs forcés durant lesquels il conçut le plan de la Henriade. La prison corrigea Voltaire, et le succès d'Œdipe acheva de le ramener à la sagesse ; il répudia le bagage peu littéraire qu'on lui avait attribué, et reconquit à force d'esprit les bonnes grâces d'un prince pour qui le ressentiment était chose inconnue. Lagrange-Chancel fut plus sévèrement traité, mais il le méritait bien ; la détention qu'il subit aux îles Sainte-Marguerite ne paraît aujourd'hui qu'un léger châtiment, si l'on tient compte des horreurs répandues dans ses Philippiques. 

De Monsieur le Duc il n'y a rien à dire ici ; les chansonniers, durant son ministère, ne furent pas inquiétés, sans doute parce qu'il n'eut pas le temps de les poursuivre. Le cardinal Fleury du moins répara le temps perdu et déploya une sévérité excessive, surtout en ce qui concernait les questions religieuses. 

Persuadé que la terreur pouvait seule arrêter le flot montant des libelles et des chansons, le naïf vieillard recourut contre les auteurs au bannissement et aux galères, sans jamais atteindre le but qu'il visait. Louis XV, naturellement indifférent, se montra dès le principe peu disposé à suivre les errements de son précepteur, et, lorsqu'il usa de mesures répressives, ce fut surtout pour satisfaire aux rancunes de ses favorites. Maurepas, qui donnait le mot d'ordre à la malignité des courtisans, devint le premier objet et la principale victime du courroux des maîtresses royales. Sa naissance, ses longs services, son dévouement au roi semblaient le mettre à l'abri d'une disgrâce, d'autant mieux qu'il avait pour lui la faveur de Louis XV. 

Le monarque inappliqué éprouvait un certain attachement pour ce ministre facétieux et léger qui traitait en se jouant les affaires sérieuses, et égayait par ses bons mots le travail du cabinet ; il avait besoin de ses plaisanteries. Mme de Châteauroux essaya de ruiner son crédit, elle n'eut ni la force ni le temps nécessaire pour réussir. Maurepas se crut dès lors inébranlable, et son trop de confiance le perdit. Il voulut railler aussi Mme de Pompadour ; le roi le laissa faire en souriant, mais la marquise ne pardonna pas. Elle jura la perte du courtisan et l'obtint, non sans éprouver dans la lutte de sérieux dommages. 

Le ministre bafoué par la favorite dans l'exercice même de ses fonctions avait appelé au secours de son crédit menacé toutes les muses satiriques de sa coterie, et couvert son ennemie de ridicules. La marquise irritée cria vengeance, et le lieutenant de police Berryer dut se livrer à d'activés recherches pour découvrir les auteurs des épigrammes et des chansons qui inondaient la ville et la cour. Il mit la main sur un certain Desforges, auteur de vers injurieux, qui expia sa témérité dans la cage de fer du Mont-Saint-Michel, et sur bon nombre d'innocents auxquels le For-l’Évêque et la Bastille ouvrirent leurs portes ; mais les vrais coupables restèrent inconnus. Le magistrat expliquait habilement son insuccès relatif, en disant : « Je connais Paris autant qu'on peut le connaître, mais je ne connais pas Versailles cruels ennemis du roi et de la favorite trouvaient à la cour un asile inviolable. Mme de Pompadour fut mieux servie dans ses projets de vengeance par le hasard que par les espions de la police. Un jour, à Marly, elle trouva sous sa serviette le quatrain célèbre qui circulait déjà dans Paris et révélait à tous un défaut ignoré de son Royal amant : 


La marquise a bien des appas,

Ses traits sont vifs, ses grâces franches,

Et les fleurs naissent sous ses pas,

Mais, hélas ! ce sont des fleurs blanches.


L'insulte venait de Maurepas, il n'y avait pas de doute sur ce point ; mais la preuve du délit manquait, et la favorite exaspérée voulait un châtiment immédiat. C'est alors que Richelieu lui procura fort à propos une copie de l'épigramme écrite de la main même de l'auteur supposé ; munie de cette pièce, Mme de Pompadour obséda le roi qui, pour mettre un terme aux doléances de sa maîtresse, exila son ministre, ^lais la disgrâce de Maurepas, si péniblement obtenue, fut plus chèrement payée, car l'audacieux courtisan, retiré dans ses terres, consacra désormais tous ses loisirs à chansonner son ennemie, avec autant de verve mais encore plus de fiel que par le passé.

D'ailleurs, l'éloignement du ministre ne rétablit pas le calme à la cour ; bien loin de diminuer, le nombre et la violence des satires se développèrent prodigieusement. On prétendit qu'elles étaient lancées par les amis de Maurepas, dans le but de prouver l'innocence de l'exilé, et la marquise, toujours implacable, réclama de nouvelles victimes. Pour complaire à ses rancunes, Berryer, qui jadis peut-être craignait de se livrer à des poursuites trop consciencieuses, déploya une activité sans égale et eut enfin la satisfaction de découvrir un coupable. C'était le chevalier de Rességuier, qui apprit à ses dépens combien il est parfois dangereux de soutenir la cause des hommes tombés en disgrâce. Sans aucune forme de procès il fut destitué du grade qu'il occupait dans le régiment des gardes, et condamné à vingt ans de détention ; à l'expiration de sa peine il devait être banni du royaume. Ainsi se vengeait la marquise. 

A quelque temps de là, un poète famélique, nommé Huet, qui se permettait de constater en vers l'état de misère dans lequel Paris était plongé, se vit simplement emprisonné à la Bastille par lettre de cachet. Son obscurité seule le sauva d'une peine plus grave. Avec le règne de Mme de Pompadour la manie des vexations semble disparaître, et Louis XV ne songe nullement à la ramener. Le monarque blasé qui lisait, pour distraire son royal ennui, les rapports journaliers de la police émaillés d'anecdotes scabreuses, et entretenait à Paris comme à Versailles une armée d'espions chargés de le tenir au courant de toutes les intrigues, dut sourire plus d'une fois en lisant les piquantes satires dont ses courtisans étaient l'objet. Les attaques à l'égard d'autrui justifièrent à ses yeux celles qu'on ne lui épargnait point et le rendirent tolérant pour des excès que rien ne pouvait réprimer. Aussi lorsqu'on lui proposa de sévir contre les auteurs de productions cyniques qui le déshonoraient aux yeux de toute la France, ainsi que Mme du Barry, répondit-il avec indifférence : « Ce n'est pas la première fois qu'on dit du mal de moi dans ce genre ; ils sont les maîtres, je ne me cache pas ; l'on ne peut sûrement que répéter ce que l'on a dit de la famille du Barry c'est à eux à voir ce qu'ils veulent faire, je les seconderai. » Si la favorite eût demandé vengeance, les portes de la Bastille se fussent rouvertes à coup sûr pour enfermer les pamphlétaires ; elle eut le bon goût d'imiter l'indulgence du roi, et ne s'en trouva pas plus mal. Mais le calme dont jouissaient les satiriques n'était pas à l'abri de tout orage ; sur l'ordre du chancelier Maupeou, que les pamphlets avaient le don d'exaspérer, la police dut se livrer encore à d'incessantes recherches, terminées le plus souvent par un complet insuccès. 

L'avènement de Louis XVI vint enfin mettre un terme à ces vengeances des gouvernants, mesquines autant qu'impolitiques, et clore définitivement pour la satire l'ère des persécutions. Sous ce règne inauguré par la suppression des lettres de cachet, arme terrible qui avait frappé tant de victimes innocentes, surtout dans les rangs des pamphlétaires, la liberté de la parole et de la pensée devenait inviolable. D'ailleurs la modération n'était pas moins commandée par la prudence que par le bon sens ; rechercher les coupables, c'était s'exposer à les découvrir sur les marches même du trône. 

Somme toute, en dépit des rigueurs déployées par le pouvoir depuis la Régence jusqu'à la Révolution, il faut reconnaître que les auteurs de chansons furent inquiétés bien plutôt que châtiés. Pour sévir, l'on avait besoin de preuves palpables, qui manquaient presque toujours. D'ailleurs les plus redoutables d'entre les satiriques, ceux qui vivaient à la cour, étaient protégés d'ordinaire par le rang, la faveur ou la naissance ; la justice n'avait aucune action sur eux. L'exil était à peu près le seul châtiment qu'il fût possible de leur infliger, et encore la clémence royale, que les courtisans n'imploraient jamais en vain, prévenait-elle les effets salutaires de ce châtiment. Quant aux gens de lettres, loin d'être intimidés par les mesures de rigueur, ils semblaient se faire un malin plaisir de les provoquer ; presque toujours les condamnations dont ils étaient victimes leur assuraient une popularité qu'ils auraient vainement demandée à leurs médiocres ouvrages. Un jour que l'on représentait à Pidanzat de Mairobert, vulgarisateur effréné des pièces satiriques du temps, les dangers de son audace et le châtiment suspendu sur sa tête, le spirituel collaborateur de Bachaumont répondit avec assurance : « Tant mieux, cela illustre un homme. » Et il ne se trompait pas; la détention qu'il subit à la Bastille lui valut d'être nommé censeur royal. D'aucuns même, s'il faut en croire Dupin, sollicitaient les persécutions comme une grâce, avec l'espoir de quelque profit pécuniaire. Empruntons au spirituel avocat une curieuse preuve de ce fait : 

En 1775 on avait publié contre le chancelier Maupeou des couplets satiriques au nombre desquels se trouvait celui-ci : 


Sur la route de Chatou

Le peuple s'achemine,

Pour voir la f..... Mine

Du chancelier Maupeou,

Sur la rou... sur la rou... sur la route de Chatou.


Faire une chanson contre un chancelier ou même contre un garde des sceaux, c'est un fait grave ; Maupeou, piqué au vif, fulminait contre l'auteur et le menaçait de tout son courroux s'il était découvert. 

Pour se mettre à l'abri de la colère ministérielle, le rimeur se retira en Angleterre ; de là il écrivit à M. de Maupeou, en lui envoyant une nouvelle pièce de vers : « Monseigneur, je n'ai jamais désiré que trois mille francs de revenu ; ma première chanson, qui vous avait tant déplu, m'a procuré, uniquement parce qu'elle vous avait déplu, un capital de trente mille francs, qui, placé au 5 pour 100, fait la moitié de ma somme. De grâce, montrez le même courroux contre la nouvelle satire que je vous envoie, cela complétera le revenu auquel j'aspire, et je vous promets que je n'écrirai plus. » — L'anecdote est-elle rigoureusement vraie ? nous n'oserions l'affirmer ; mais du moins elle est vraisemblable et donne une juste idée du profit que les chansonniers pouvaient retirer de la persécution : Si non è vero, è bene trovato. 

Impuissant à modérer la verve railleuse des poètes, le pouvoir fit de louables efforts pour empêcher la diffusion de leurs couplets. Il voulut arrêter dans son développement un fléau dont il ne pouvait étouffer les germes. Aussi les agents subalternes de l'opposition satirique furent-ils constamment en butte aux plus rigoureuses pénalités. Le pilori et la place de Grève attendaient les imprimeurs, graveurs, libraires et colporteurs convaincus d'avoir participé à la publication d'un écrit irrespectueux pour les gouvernants. Incessamment surveillés, ils échappaient avec peine aux coups de la justice, et les pièces de conviction saisies entre leurs mains fournissaient contre eux un témoignage décisif. Le premier lieutenant de police, La Reynie, ne se montra pas tendre à leur égard ; il leur appliqua la torture ou les fit pendre sans miséricorde, et ses successeurs suivirent docilement l'exemple qu'il leur avait donné. Il était réservé au cardinal de Fleury d'aller plus loin encore ; non content de confisquer les biens des condamnés, il imagina d'abord d'offrir aux délateurs comme prime de leurs honteux services la moitié de l'amende infligée aux coupables. Puis, le moyen ne réussissant guère, il édicta contre tout imprimeur qui coopérait à la diffusion de libelles relatifs aux querelles religieuses la peine du carcan pour la première fois, celle des galères en cas de récidive. Une sentence de police, rendue sous le ministère de l'irascible prélat (25 mars 1736), montre bien comment ses intentions étaient comprises et exécutées. Sur dix-huit individus punis du carcan et du bannissement, deux se trouvaient seuls qualifiés de garçons imprimeurs, les seize autres comprenaient trois cordonniers, un menuisier, un domestique, un ex-maître d'école, un maître d'écriture, un fourbisseur, et plusieurs sans profession. 

Dominé par Mme de Pompadour, Louis XV, bien loin de renoncer aux mesures tyranniques du cardinal, ne songea qu'à les multiplier et à les aggraver. 

La peine de mort, dont on avait jusqu'alors rarement fait usage en pareille matière, fut d'abord appliquée aux auteurs satiriques et plus tard à tous leurs complices. Dans sa déclaration du i6 avril 1757, le roi disait : « Tous ceux qui auront imprimé des ouvrages tendant à attaquer la religion ou à porter atteinte à notre autorité, et à troubler l'ordre et la tranquillité de nos États, libraires, colporteurs, et autres personnes qui les auront répandus dans le public, seront punis de mort. » On croirait volontiers qu'il est impossible d'enchérir sur ces dispositions sévères ; mais telle ne fut pas l'opinion du chancelier Maupeou. 

Poursuivre les imprimeurs ne lui parut point suffisant, il voulut encore atteindre les simples lecteurs et décréta d'emprisonnement quiconque serait trouvé possesseur d'un pamphlet. Ainsi l'on put voir jusqu'à cinquante-deux personnes inculpées dans un procès que le Parlement instruisait en 1773, au sujet des libelles 

« Antichanceliers ». Par là, Maupeou compléta dignement le régime des pénalités inaugurées par ses prédécesseurs, et mérita sans conteste la palme du ridicule dans ces vexations non moins odieuses qu'inutiles. 

Toutefois il serait faux de prétendre que le pouvoir étendit ses proscriptions à toutes les chansons indistinctement, car l'on en rencontre aujourd'hui encore un bon nombre qui furent publiées et vendues avec permission du lieutenant de police. Pour jouir de cette tolérance, elles devaient être bien inoffensives, et partant bien niaises ; l'autorisation du magistrat équivalait presque toujours à un certificat d'ineptie. 

A l'égard des productions véritablement satiriques, la rigueur déployée atteignit partiellement son but, en ce sens qu'on n'osa pas les imprimer ; mais leur diffusion ne fut nullement arrêtée par cet inconvénient. Manuscrites, elles trouvèrent d'autant plus de lecteurs que l'attrait du fruit défendu piquait davantage la curiosité publique. La postérité seule aurait souffert de cet état de choses, sans la zèle intelligent des contemporains qui s'occupèrent de rassembler et de conserver ces fragiles documents. 

Dans un siècle où les collectionneurs judicieux et les amateurs délicats abondaient, il eût été surprenant qu'on laissât disparaître avec les hommes et les choses du temps les productions satiriques dirigées contre eux. Le goût qui portait les contemporains à recueillir les curiosités de toute sorte assura une longue existence à ces témoignages éphémères de la malignité publique. Ce fut, de bonne heure, une habitude assez répandue de transcrire, au fur et à mesure de leur apparition, les poésies manuscrites les plus intéressantes et d'en former des recueils qui, sous le titre de Chansonniers, contenaient des pièces libres, de nature et d'objets fort différents. 


On voyait toujours dans les bibliothèques choisies quelques volumes de ce genre dont la plupart n'avaient d'ailleurs qu’un médiocre étendu et se trouvaient composés sans ordre ni méthode. Le caprice du bibliophile ou le hasard de ses trouvailles réglaient seuls la succession des matières ; l'ordre chronologique n'entrait pas en ligne de compte. Aussi serait-il presque impossible aujourd'hui de reconstituer à l'aide de ces lambeaux épars et confondus les manifestations quotidiennes de la chanson politique, si elles ne nous avaient été transmises dans leur entier développement. 

C'est à Pierre Clairambault, généalogiste des ordres du roi, que nous sommes redevable de cette bonne fortune. 

Seul de son époque, Clairambault devina l'utilité que présenterait, pour l'histoire anecdotique du XVIIIe siècle et pour l'étude des mœurs et des opinions, un recueil méthodique et complet des satires contemporaines. Dans les patientes investigations consacrées par lui, durant près de soixante-dix années, à former cet admirable cabinet historique qui lui a valu de nos jours la reconnaissance et l'admiration des érudits, il n'eut garde de négliger ces documents si frivoles en apparence. Ses fonctions, qui le mettaient en rapport avec toute la haute société, facilitaient le succès de ses recherches et le développement de sa précieuse bibliothèque. Par un labeur incessant il put récolter une ample moisson de chants satiriques, relatifs à diverses périodes de notre histoire, surtout aux XVIIe et XVIIIe siècle. Lorsqu'il mourut, en 1740, son neveu, Paschal Clairambault, digne héritier de sa charge et de ses manuscrits, poursuivit activement l'œuvre commencée, jusqu'au moment où il la céda lui-même à l'ordre du Saint-Esprit. Après avoir été déposées, en 1772, au couvent des Grands- Augustins, les collections de Clairambault furent transférées, le 9 mai 1792, à la Bibliothèque nationale, où elles auraient dû se trouver à l'abri de toutes vicissitudes. 

Mais, en vertu d'un décret révolutionnaire du 12 mai, tous les documents réputés généalogiques en furent distraits pour être solennellement brûlés sur la place Vendôme, et cette mesure à jamais regrettable fît périr plus de la moitié des richesses historiques qu'elles renfermaient. Bien que la partie relative aux chansons ait été protégée par sa nature même contre le brutal autodafé du décret révolutionnaire, nous n'oserions affirmer qu'elle nous soit parvenue dans toute son intégrité. Du vivant de Clairambault, comme après sa mort, les pièces recueillies restaient sur feuilles volantes, enfermées dans des cartons, afin qu'il fût toujours facile d'intercaler celles qui n'y figuraient pas encore et que l'on découvrait de temps à autre. Il n'y aurait donc pas lieu de s'étonner si quelques-unes de ces copies avaient été perdues lors des transports successifs de la collection au couvent des Augustins d'abord, puis à la Bibliothèque nationale. Quoi qu'il en soit, le Chansonnier de Clairambault, tel que nous le possédons aujourd'hui, forme un monument unique dans son genre. 


Son étendue seule suffirait pour lui donner du prix à nos yeux, car les trente-six volumes dont il se compose partent de l'année 1549, pour aller, presque sans interruption, jusqu'à l'année 1759. Mais en dehors de l'importance matérielle, il emprunte une réelle valeur historique aux notes instructives consignées par Clairambault sur la plupart des feuillets. 

Ces notes sont un auxiliaire indispensable pour l'intelligence des poésies historiques ; si elles faisaient défaut, le texte ne présenterait presque plus d'intérêt. Quel profit retirer, en effet, d'une chanson dans laquelle les noms propres sont remplacés par des initiales, d'une satire dont les malignes allusions se rapportent à des faits ignorés de nous ? En formant son recueil, Clairambault comprit la nécessité de suppléer aux réticences des auteurs et de compléter pour les lecteurs à venir les indications par trop sommaires qui suffisaient aux contemporains. De là ces commentaires précis que l'on retrouve à la marge de certaines pièces transcrites par lui et dont la sincérité est hors de doute, parce qu'ils émanent d'un témoin tout à la fois désintéressé et bien informé. On peut regretter seulement que leur nombre soit assez restreint, mais l'on n'est nullement fondé à se plaindre si l'on réfléchit aux multiples occupations de Clairambault comme généalogiste et comme collectionneur. Quelle que fût l'importance attribuée par lui au Chansonnier, il ne pouvait donner exclusivement son temps et ses soins à cet objet spécial. A côté de ces quarante volumes n'en avait-il pas trois mille autres qui réclamaient également son attention ? Le Chansonnier de Clairambault ne tarda pas à jouir d'une réputation justement méritée, et plusieurs amateurs furent autorisés par lui à prendre de copies que l'on rencontre maintenant dans les bibliothèques publiques. Presque toutes sont moins complètes que le manuscrit original, et c'est chose naturelle, puisque Clairambault enrichissait chaque jour son recueil de documents anciens aussi bien que de pièces contemporaines. Lorsque l'ordre du Saint-Esprit fut devenu propriétaire des collections, il semble que l'on ait apporté dans la communication du Chansonnier une très grande réserve. Il y avait là des attaques trop nombreuses et trop violentes contre certaines familles aristocratiques pour qu'il fût permis à tout le monde indistinctement d'en prendre connaissance. C'est du moins ce que permet de supposer la lettre suivante, adressée à Beaujon, généalogiste des ordres du roi et gardien des manuscrits de Clairambault, par le marquis de Marigny : 


A Versailles ce 10 janvier 1759.


Je vous accuse, monsieur, la réception de deux manuscrits que vous m'avez confiés, l'un ayant pour titre : Recueil de vaux de ville, etc., avec des notes, volume relié, 1093 pages ; l'autre ayant pour titre : Recueil des chansons, vaux de ville, etc., avec des remarques années 1715, 16 et 17, volume 14, non relié, feuilles volantes insérées dans un carton. 

J'ai déjà lu ce dernier volume, et à deux pièces près, j'avais lu plusieurs fois tout ce qu'il contient ; je ne sais s'il en sera de même de l'autre, je ne fais que le commencer, et il me paraît à son épaisseur, ainsi qu'à l'écriture menue et serrée, que je ne vous le remettrai pas sitôt que le volume 14 que vous recevrez sous enveloppe demain jeudi dès mon arrivée à Paris. 

Je vous ai donné, monsieur, ma parole d'honneur et je vous la réitère ici par écrit que qui que ce soit dans le monde entier, hors moi, ne lira les manuscrits que vous avez la bonté de me confier ; ils sont enfermés dans un tiroir fermé à clef, et je suis moi-même enfermé lorsque j'en prends lecture. J'ai trop bien senti l'importance de ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire à ce sujet pour ne pas répondre par toute la précaution possible à la confiance que vous me témoignez. 

Comme ma présente lettre est un récépissé, qui me charge des deux vol. 

A et 14, ne jugerez-vous pas à propos de me la rendre, lorsque je vous les aurai remis tous deux ; et je serai attentif à vous donner de nouveaux reçus, à mesure que vous me ferez l'amitié de me prêter de nouveaux livres. J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. 


Le marquis de Marigny. 


Si l'aimable marquis, dont la mémoire restera toujours chère aux artistes, poursuivit sa lecture d'un bout à l'autre du Recueil, il dut probablement se repentir de sa curiosité. Et plus d'une fois sans doute il rougit de colère et de honte en parcourant les cyniques outrages que la malignité des poètes avait prodigués à sa sœur, Mme de Pompadour, et à toute la famille des Poisson. 

Parmi les copies du Chansonnier de Clairambault venues jusqu'à nous, celle qui porte le nom de Maurepas mérite une mention particulière, à cause de la célébrité dont elle jouit depuis un demi-siècle. 

Le facétieux homme d'État avait voulu posséder, lui aussi, un exemplaire des productions satiriques au développement desquelles il avait contribué plus que personne, et Clairambault, qui était un des principaux commis de son département, mit à la disposition du ministre le Recueil qu'il avait formé. La transcription, exécutée sur l'ordre de Maurepas, fut une véritable curiosité bibliographique ; elle formait quarante-six volumes, reliés en maroquin rouge aux armes du comte et tous remarquables par leur élégance calligraphique et les tables alphabétiques dont ils étaient pourvus. Acquise en 1808 par la Bibliothèque nationale à la vente de l'érudit Méon, elle se trouva accessible au public, tandis que l'existence du Recueil de Clairambault lui était totalement inconnue. Dès lors la copie, fréquemment consultée et citée par les historiens, fit oublier l'original, et le nom de Maurepas resta désormais inséparable des chansons historiques de la vieille France. 

Faut-il se plaindre du fâcheux concours de circonstances qui a privé Clairambault du fruit de ses persévérantes recherches ? Nous ne le pensons pas ; le hasard a bien fait les choses. La mémoire de Clairambault ne souffre point de cette injustice, et ce qui reste des magnifiques collections du savant généalogiste suffît pour lui assurer une longue renommée. Maurepas, au contraire, a trouvé le châtiment bien plutôt que la gloire dans la réputation attachée à ses manuscrits. Par là le courtisan frivole est aujourd'hui remis en lumière au détriment de l'homme d'État, et les services que le ministre rendit à la France, en dépit de sa légèreté, sont totalement oubliés. De sa vie entière que connaît-on maintenant ? Quelques épigrammes satiriques et un volumineux recueil de chansons. Ce sont les seuls souvenirs que puisse évoquer désormais le nom du dernier des Pontchartrain. 

Les historiens et les érudits qui ont étudié dans le Recueil Maurepas les chansons historiques des deux derniers siècles sont unanimes à reconnaître qu'elles fournissent sur l'ancienne société française de piquantes et instructives révélations. S'ils blâment presque toujours, et cela d'ailleurs avec juste raison, le sans-gêne impudent dont les poètes ont fait preuve à diverses reprises, du moins ils ne suspectent nullement la véracité de leur témoignage. Ainsi F. Barrière, l'ingénieux auteur des Tableaux de genre et d'histoire, disait à ce sujet : « J'ai tenu dans mes mains cinq volumes in-folio de ces chansons manuscrites ; c'est une histoire de France en vaudevilles, mais c'est bien l'histoire la plus scandaleuse qu'on ait jamais écrite. » Toutefois un récent critique, M. Aubertin, n'a pas craint de rompre avec l'opinion généralement reçue et de dénier toute valeur historique à ces documents. 

Dans le savant travail qu'il a consacré à esprit public au XVIIIe siècle, il se montre d'une sévérité excessive à l'endroit des Chansonniers et les enveloppe dans la même proscription que les Mémoires apocryphes, où la vérité par trop disséminée manque de certitude et de garantie. « Les mêmes scrupules, écrit-il, nous décident à laisser en dehors de notre plan une espèce particulière de publications qui servent parfois de supplément à la partie anecdotique et scabreuse des Mémoires ; j'entends par là ces recueils satiriques, chansons, pamphlets, nouvelles anonymes, rumeurs de la rue et de la place publique, que la méchanceté invente ou grossit et que l'oisiveté colporte. Tout ce menu butin des sottisiers du temps, ce résidu fade et cynique des médisances et des perfidies de la vie sociale, ne présente à l'observateur, quoi qu'on en ait dit, aucun point d'appui assez ferme pour y établir une exacte appréciation des mœurs et de l'esprit d'un siècle. N'hésitons pas à l'avouer, nous n'avons aucun goût pour ces trivialités prétentieuses, pour ces riens plus grossiers que spirituels, trop souvent cités et vantés et qui ne méritent, suivant le mot de Voltaire, que le mépris de l'histoire. » 

Que Voltaire ait dédaigneusement voué au mépris de l'histoire les productions satiriques de ses contemporains, nous ne saurions en être surpris. C'était pour lui un moyen ingénieux d'anéantir les railleries dont sa vanité avait cruellement souffert, et de désavouer les méfaits commis au temps de sa folle jeunesse. 

Mais nous sommes étonnés de voir M. Aubertin adopter en quelque sorte les yeux fermés le sentiment d'un écrivain qui ne brille point par l'équité. 

Avant de condamner en bloc les Chansonniers il serait juste de les lire ; la critique a des exigences auxquelles l'on ne peut se soustraire par un faux-fuyant. 

D'ailleurs M. Aubertin, qui a si fidèlement analysé et si exactement apprécié les Mémoires du XVIIIe siècle, ne devait pas oublier avec quel soin leurs auteurs recueillaient et transcrivaient les pièces satiriques parvenues à leur connaissance. Si le sage Mathieu Marais, le délicat marquis d'Argenson, le frivole Barbier et le spirituel Bachaumont nous ont transmis un bon nombre d'entre elles, c'est qu'ils les croyaient dignes d'être conservées. Pourquoi donc rejeter ce que nos ancêtres acceptaient ? Pourquoi refuser aux chansons historiques un intérêt et une utilité que leur ont de tout temps reconnu leurs juges naturels, c'est-à-dire les contemporains ? 

Il serait superflu d'accumuler ici les nombreux témoignages qui permettent de considérer comme non avenu le jugement formulé par M. Aubertin. Qu'il nous suffise de lui opposer, à titre d'argument décisif, l'exemple de deux écrivains que l'on ne taxera certes pas de légèreté, Victor Cousin et Walckenaër. 

 

Le grave historien de Mme de Longueville et le docte annotateur de La Bruyère ont tiré parti sans aucune hésitation des renseignements variés qu'ils trouvaient dans les Chansonniers. N'était-ce pas reconnaître implicitement la valeur et l'utilité de leurs assertions ? Nous sommes, on le voit, d'un avis contraire à celui du critique précité, et notre opinion, fondée sur une étude approfondie de l'œuvre des satiriques, est que les Chansonniers présentent un réel intérêt, au double point de vue historique et littéraire. A côté de l'histoire officielle ils forment une histoire libre, où l'on retrouve les sensations vraies que les événements ont fait naître dans l'âme des contemporains et les appréciations qu'ils ont provoquées de la part des hommes qui étaient le plus aptes à les juger. Et la diversité même des opinions exprimées est un avantage plutôt qu'un embarras ; elle permet d'atteindre la vérité par suite du contrôle mutuel que les opinions opposées exercent les unes sur les autres. On y trouve encore et surtout une critique juste, quoique parfois haineuse, des personnages sur lesquels la naissance, la faveur, les dignités, les talents attiraient l'attention publique. Leur vrai caractère est nettement indiqué, les mobiles intéressés de leurs actions, presque toujours dissimulés sous des dehors honorables, sont dévoilés, leur morale est ramenée 

à ses justes proportions, et les fautes secrètes de leur vie sont étalées au grand jour. C'est ce que M. Gustave Brunet, un critique fort compétent en pareille matière, a nettement constaté. « Une multitude de circonstances restées inconnues, écrit-il, sont dans les chansonniers, toujours empressés à recueillir du jour ou l'anecdote de la veille. Ils nous apprennent, par exemple, que le chevalier événements publics bien des particularités, dont les généalogistes et les historiens (les historiographes surtout) n'ont jamais dit le moindre mot. » 

La légèreté et la frivolité de ces productions sont elles-mêmes un signe caractéristique de l'esprit du temps, dont on se fait parfois une bien fausse idée en appliquant à la société entière ce qui est vrai seulement de quelques grands hommes. Le sage d'Aguesseau, observateur judicieux et impartial de ses contemporains, ne disait-il pas : « Penser peu, parler de tout, ne douter de rien, n'habiter que les dehors de son âme et ne cultiver que la superficie de son esprit, s'exprimer heureusement, avoir un tour d'imagination agréable, une conversation légère et délicate, et savoir plaire sans savoir se faire estimer, être né avec le talent équivoque d'une conception prompte et se croire par là au-dessus de la réflexion, voler d'objets en objets sans en approfondir aucun, cueillir rapidement toutes les fleurs et ne donner jamais aux fruits le temps de parvenir à leur maturité : c'est une faible peinture de ce qu'il plaît à notre siècle d'honorer du nom d'esprit. » Tel est, en effet, l'esprit du XVIIIe siècle ; d'Aguesseau le jugeait sainement, et les chansonniers nous le montrent sous son véritable aspect. 


A l'appui de cette affirmation nous trouvons une preuve irrécusable dans l'impudeur justement reprochée aux auteurs de chansons. Si la licence du langage existe chez eux, c'est qu'elle est amenée par la corruption des mœurs et autorisée par l'anéantissement du sens moral. Les familiers hypocrites de Louis XIV vieillissant, les roués de la Régence, les courtisans éhontés du règne de Louis XV chantent comme ils agissent ; le cynisme de leurs couplets est une image fidèle du libertinage de leur existence. Enfin, à ne tenir compte que de la forme, en négligeant le fond, les poésies satiriques restent encore une curiosité dont il serait injuste de méconnaître la valeur. Bon nombre d'entre elles sont de petits chefs-d'œuvre de style et de verve qui méritent d'être conservés. Et puisque l'histoire littéraire, loin de se borner exclusivement aux productions du génie, se préoccupe à bon droit des œuvres les plus insignifiantes, il n'est pas téméraire de réclamer une place dans notre littérature nationale pour les hardis champions de la malignité française. Recommandée par des titres si divers, la publication des Chansonniers devint en quelque sorte une nécessité le jour où les curieux se portèrent avec empressement vers les documents inédits ou mal connus des derniers siècles. Aussi semble-t-il naturel que les érudits aient, à diverses reprises, projeté et même entrepris ce long travail (1) Mais par suite de circonstances indépendantes de leur volonté ils n'ont pu le mener à bonne fin, et les Chansonniers historiques ne sont guère connus en ce moment que par des recueils incomplets et des citations disséminées un peu partout. Il nous a paru opportun et intéressant de reprendre à nouveau l'œuvre que nos prédécesseurs ont à peine effleurée, de telle manière qu'elle fût assurée d'une parfaite exécution. Plutôt que de tout embrasser indistinctement, — ce qui présente de sérieuses difficultés matérielles, — nous avons cru qu'il valait mieux nous restreindre au nécessaire. Et le nécessaire, actuellement, c'est la partie des chansonniers relative au XVIIIe siècle, qui n'a été jusqu'ici l'objet d'aucune publication d'ensemble. Les pièces satiriques composées entre 1715 et 1789 


(1) Pour ne point transformer la dernière partie de cette préface en catalogue de librairie, nous avons relégué toutes les indications bibliographiques dans un travail spécial que l'on trouvera ci-après. 


Présentent pour nous un intérêt tout particulier, parce qu'elles éclairent le développement successif du mouvement révolutionnaire et les véritables origines de la France contemporaine. Elles ont d'ailleurs sur celles du XVIIIe siècle une incontestable supériorité au point de vue littéraire ; plus que jamais elles approchent de la perfection. « L'art de la plaisanterie, disait, en parlant de son époque, le marquis d'Argenson, a fait, depuis quelque temps, d'immenses progrès. 



Ces vers burlesques de Scarron, qui réjouissaient tant nos pères, choquent notre goût plus épuré, et il n'est point de faiseur de parodies pour l'opéra- comique qui ne fasse cent fois mieux que la fameuse Apothéose de la perruque de Chapelain. La plaisanterie était dans son enfance au beau siècle de Louis XIV ; le nôtre est arrivé à la perfection dans la bagatelle. 

Autant sommes-nous déchus dans le genre sublime, autant avons-nous marché dans le frivole. » 

Les limites du travail ainsi posées, nous avons pris pour base de notre publication le Recueil de Clairambault, beaucoup plus complet et plus étendu que celui de Maurepas. Nous avons reproduit dans leur intégrité la plupart des poésies qu'il renferme, en éliminant surtout les parodies et les chansons par trop licencieuses. On ne nous reprochera certainement pas d'avoir omis, du moins à peu d'exceptions près, les parodies ; tout le monde sait par expérience combien ce genre de productions est monotone, lorsqu'il n'est pas absolument froid. Et d'ailleurs, quel plaisir les lettrés trouveraient-ils à relire d'admirables scènes de Corneille, de Racine, de Voltaire, ridiculement adaptées à des conceptions burlesques, à des sujets de haute fantaisie ? En ce qui concerne les pièces libres, notre réserve est encore mieux justifiée ; il fallait, ici plus que jamais, avoir présente à la pensée la sage réflexion de Boileau : 


Le latin dans les mots brave l'honnêteté,

Mais le lecteur français veut être respecté.


Tels couplets, que l'on osait fredonner à mi-voix dans les bosquets de Versailles, ne pourraient être transcrits aujourd'hui sans blesser le bon goût et la décence. Nous les avons sacrifiés avec d'autant moins de regret qu'ils n'étaient pas absolument inédits ; ils ont déjà trouvé place dans un ouvrage dont l'éditeur, 

— j'emprunte ses propres expressions, — « s'est borné à exploiter la mine encore vierge des pièces libres du Recueil Maurepas ». Toutefois l'exclusion ne devait pas être absolue, sous peine d'enlever à notre travail le caractère historique auquel il devra toute sa valeur. 

Le même sentiment qui guidait F. Barrière éditant les Mémoires de Bachaumont a inspiré notre manière d’agir. Et nous disons volontiers avec « Comme cette licence est un des traits distinctifs de l'époque, nous ne pouvions l'effacer entièrement ; nous n'avons conservé du moins des produits d'un goût si corrompu que ceux auxquels l'esprit sert de voile et d'excuse. » 

En dépit des labeurs incessants qu'il consacrait à la formation de son Recueil, Clairambault n'a pas connu toutes les chansons satiriques du XVIIIe siècle ; plusieurs, et ce ne sont pas les moins remarquables, ont échappé à ses recherches. 


Il nous a été donné d'en retrouver un certain nombre dans les manuscrits contemporains ou les Mélanges publiés après l'époque révolutionnaire, et nous les avons ajoutées à l’oeuvre du collectionneur. 

Mais le Chansonnier de Clairambault offre un inconvénient beaucoup plus sérieux : ainsi que nous l'avons déjà dit, il se termine à l'année 1759. Fallait-il nous borner à cette date ? Non sans doute ; car c'était enlever à la publication des chansons historiques leur principal mérite, celui d'offrir un tableau complet et ininterrompu de l'esprit public au XVIIIe siècle. De là pour nous la nécessité d'étendre jusqu'en 1789 le Recueil commencé par le savant généalogiste. Sans disposer des mêmes ressources que lui, nous avons eu toutefois entre les mains les matériaux indispensables pour l'exécution de ce travail, et nous les avons mis largement à contribution. Toutes les sources imprimées qui, de près ou de loin, se rattachaient à notre objet, tous les documents manuscrits conservés dans les grandes bibliothèques, ont été explorés par nous avec non moins de patience que de succès. Il s'en faut cependant que nous ayons rassemblé, pour la période comprise entre 1759 et 1789, une collection de documents comparable à celle que le Recueil de Clairambault fournit sur la première moitié du siècle. 

Mais ce résultat est tout naturellement expliqué par la stérilité relative des poètes satiriques, plus encore que par la difficulté de retrouver leurs productions disséminées çà et là. Ainsi donc l'ensemble que nous avons réussi à constituer de toutes pièces peut être à bon droit regardé comme l'indispensable complément du Chansonnier de Clairambault. 

Quel que fût notre désir de former un Recueil absolument complet, nous avons dû laisser en dehors toutes les œuvres qui, par suite de leur étendue, ne pouvaient prendre rang parmi les pièces fugitives. Tels sont, par exemple, les Philippiques de La Grange-Chancel, le Philotanus de l'abbé de Grécourt, et beaucoup d'autre pamphlets, pour chacun desquels il eût fallu un volume entier. Le même motif nous a décidé à sacrifier les Brevets de la Calotte, en dépit de leur valeur littéraire. Ici l'obstacle venait du nombre des documents et non de leur étendue ; plutôt que d'en admettre quelques-uns dont l'isolement eût à coup sûr diminué l'originalité, nous avons préféré les écarter tous. 

La grande majorité des pièces que nous publions se distingue par une critique mordante, souvent même par une violence immodérée. Étant donné le caractère des contemporains, il n'y a pas lieu d'être étonné de ce fait. Le marquis d'Argenson, dont nous sommes toujours heureux d'invoquer le témoignage, n'écrivait-il pas : « Ce que nous avons aujourd'hui d'hommes d'esprit tant à la cour qu'à la ville sont d'une malignité telle qu'ils ne prennent plaisir qu'au mal d'autrui, et s'il leur reste encore quelque franchise, c'est celle de ne pas mieux cacher leur malice. » Ces gens-là médisent des puissants du jour par plaisir et souvent par vengeance. Au refus d'une faveur ils répondent par une chanson, à la ruine de leurs espérances par une épigramme, aux blessures de leur orgueil par un vaudeville. 


Hier encore c'étaient des flatteurs, aujourd'hui les voilà devenus des ennemis acharnés ; leur éphémère amitié se transforme en haine durable. Aussi n'accordent-ils que de rares éloges, dans la crainte d'avoir bientôt à se rétracter, et l'inimitié chez eux étouffe la reconnaissance. A côté de ces adversaires du pouvoir viennent se placer les indifférents, joyeux viveurs pour la plupart, qui jettent sur tout et sur tous les éclats de leur verve bachique, dans le seul but de se distraire. Ils pratiquent à l'égard du monde cette philosophie que Chamfort déclare la meilleure et qui consiste « à allier le sarcasme de la gaieté avec l'indulgence du mépris ». Les développements et modifications que nous avons apportés à l'œuvre de Clairambault impliquaient la nécessité de donner à notre ouvrage une appellation en rapport avec son objet et son étendue. Car ce n'est plus le Chansonnier de Clairambault que nous mettons en lumière, mais bien le Chansonnier historique du XVIIIe siècle. De là le titre adopté pour notre publication, divisée tout naturellement en deux séries distinctes : le Recueil Clairambault- Maurepas, d'une part (1715-1759), et, d'autre part, le Complément du Recueil Clairambault-Maurepas (1759-1789). 

Après la réunion générale des pièces, nous avons dû accorder une attention toute spéciale à l'établissement du texte. Il ne suffisait pas, en effet, d'imprimer les documents tels qu'ils nous sont parvenus ; il fallait encore et surtout les ramener autant que possible à leur état primitif. Les poésies satiriques, en circulant manuscrites, subissaient de nombreuses altérations ; on le comprend sans peine. Aussi contiennent-elles souvent de grossières erreurs, que l'ignorance et l'incurie des scribes ont laissé échapper ; ou bien elles présentent des variantes ajoutées par un lecteur facétieux. D'autres sont incomplètes ou tronquées, et leurs lambeaux épars forment autant de poésies distinctes. Il arrive enfin, et le cas n'est pas rare, que l'œuvre primitive ait été développée outre mesure par des interpolations et des additions postérieures dont l'à-propos et l'utilité peu- vent paraître contestables. Quel que fût notre respect pour les copies de Clairambault et des autres collectionneurs, nous avons opéré sans hésiter les rectifications nécessaires lorsque l'étude attentive du sujet ou la possession du texte authentique de l'œuvre nous y autorisait. Ce faisant, nous avons eu pour but de nous conformer à la méthode critique actuellement en vigueur, méthode dont les résultats pratiques sont à l'abri de tout reproche. 

Les textes sont parfois accompagnés de certaines indications dépourvues d'intérêt au point de vue historique. Telle est, par exemple, la mention des airs adaptés aux chansons qui nous a été scrupuleusement transmise par les copistes. Rien ne s'opposait à ce qu'elle fût négligée ; aujourd'hui, en effet, il nous importe médiocrement de savoir si l'on chantait tels ou tels couplets sur l'air : Ton humeur, Catherine, ou sur l'air : le Petit Comte de Tallard.

 Quant aux refrains, dont la répétition constitue un allongement oiseux et sans profit pour le lecteur, nous les avons simplement reproduits avec les premiers et les derniers vers de chaque pièce. Il eût suffi, à la rigueur, de les placer au commencement, et si nous les avons maintenus à la fin, c'est surtout en vue de la symétrie et de l'élégance typographique. Par contre, nous avons ajouté à ces mêmes pièces le titre dont elles manquent dans les manuscrits contemporains. 

Ce titre, qui donne presque toujours une idée complète et précise du sujet, ser\nra à trouver facilement dans les tables des matières les documents que l'on voudra consulter. 

Les additions et corrections matérielles une fois terminées, nous avons résolument entrepris le travail indispensable de l'annotation. En premier lieu, tous les renseignements du Recueil Clairambault et des autres manuscrits collationnés par nous ont été rigoureusement publiés ; leur provenance est indiquée à l'aide d'un signe spécial (M). Mais ils étaient loin de suffire à l'intelligence d'un texte qui réclame de fréquentes explications. De là la nécessité de multiplier les notes relatives aux personnages et aux événements, pour éclaircir, compléter et rectifier les assertions émises parles chansonniers. Afin d'écarter autant que possible de l'œuvre nos jugements personnels et afin de lui laisser son vrai caractère de document contemporain, nous avons puisé dans les mémoires du temps le commentaire explicatif dont les chansons avaient besoin. Mis en regard les uns des autres, ces témoignages, de nature et d'origine fort diverses, s'éclairent et se contrôlent mutuellement. L'abondance des notes historiques a eu pour résultat d'écarter à peu près complètement les remarques philologiques ou littéraires ; sur ce point, il a fallu nous borner à relever les incorrections de style et à expliquer les locutions tombées en désuétude. Pour le classement des pièces, nous avons adopté l'ordre chronologique, qui peut seul permettre de constater la succession et l'enchaînement des faits. Mais lorsque la disposition du Recueil Clairambault ou tout autre motif a amené quelque infraction à cette règle, nous avons pris soin d'indiquer les dates auxquelles il fallait reporter les poésies qui se trouvaient éloignées de leur place naturelle. 

Le développement considérable du Chansonnier nous imposait l'obligation de le décomposer en plusieurs parties. Aussi ferons nous connaître successivement : 


I — La Régence, 1715-1723.

II — Le Règne de Louis XV, 1723-1742. (Ministère du duc de Bourbon et du cardinal Fleury.) 

III — Le Règne de Louis XV, 1 743-1764. (Mme de Châteauroux et Mme de Pompadour.) 

IV — Le Règne de Louis XV, 1 764-1774. (Mme du Barry et le Triumvirat.) 

V — Le Règne de Louis XVI, 1774-1789. 


Ces divisions ne sont pas arbitrairement établies : elles trouvent leur raison d'être dans la nature des sujets traités par les poètes. Il importait en effet de ne pas rompre l'unité des attaques dirigées par la malignité publique contre les mêmes personnages, durant un laps de temps plus ou moins long. Et pour que le lecteur pût suivre avec intérêt et profit les manifestations variées de l'esprit public, nous avons fait précéder chaque période d'une introduction his- torique, dans laquelle sont brièvement passés en revue les hommes et les événements qui ont provoqué la fureur des satiriques. De plus, un index alphabétique a été placé à la fin de chacune de ces périodes pour simplifier et abréger les recherches. 

Voilà comment nous avons compris la publication du Chansonnier historique ; voilà comment nous l'avons exécutée, avec la conviction intime de ne rien négliger de ce qui pouvait lui assurer les suffrages du public lettré. Quant aux soins apportés à la partie matérielle de l'œuvre, il est superflu d'en faire l'éloge ici; le nom seul d'un éditeur qui a brillamment fait la preuve de ses goûts artistiques et de son habileté typographique suffira pour édifier les bibliophiles les plus délicats. Aussi est-ce avec une entière confiance que nous venons présenter aux érudits curieux du passé un document instructif et piquant, qui, s'il nous est permis d'emprunter à Sainte-Beuve une de ses plus jolies expressions, « comptera et restera dans l'histoire littéraire de cet aimable et maudit XVIIIe siècle ». 

Paris, ce 4 août 1879.                                                                                                           EMILE RAUNIÉ. (1)

 

 

(Cliquez sur le titre) (1) 

Marie-André-Alfred-Émile Raunié