Chasseur Juilerat

Le paysan et l’âne

Assez semblable à ces bons rois

Qui vivent dans la gloire et la magnificence

Aux dépens de leur peuple, accablé sous le poids

D'impôts lourds et sans nombre acquittés en silence,

Certain bonhomme villageois

Voulant de son jardin tirer la quintessence,

D'un gardien probe et sûr avait à faire choix :

Un Ane sans intrigue obtint la préférence.

Sobre, honnête, zélé, s'il n'avait la science,

Il avait la vertu, sans compter une voix

Qui parmi les oiseaux portait au fond des bois

La terreur de sa présence.

Leurs avides essaims n'osaient en approcher :

Adieu les fleurs, les fruits, les semences nouvelles !

Au haut des airs balancés sur leurs ailes,

Son ombre suffisait pour les effaroucher.

On ne pouvait d'ailleurs lui reprocher,

Comme à plus d'un ministre habile en stratagème,

D'écarter les voleurs pour mieux voler lui-même,

Et de savoir tout prendre et tout cacher.

Point d'abus de pouvoir ni de gloutonnerie.

Telle était sa fidélité,

Qu'en tombant devant lui d'une tige flétrie

La feuille de son maître était en sûreté.

S'il faut pourtant dire la vérité,

A ce jardin qu'un maître lui confie

Sa vigilance a fort mal profité.

L’oreille au guet, l’œil ouvert, hors d'haleine,

Trottant, sautant de l'un à l'autre bout,

Heurtant, foulant, il brise et détruit tout :

S'il eût voulu trouver dans son petit domaine

Une salade fraîche ou l'herbe d'un ragoût,

Le villageois avide aurait perdu sa peine :

Tel un champ de bataille offre sa triste arène

Quand la destruction seule y reste debout.

A cet aspect qui le déchire,

Le maître, que la rage inspire,

Frappe de mille coups son intègre baudet.

Et tous les bons voisins de dire :

Frappez, frappez fort ; c'est bien fait !

Quels dégâts ! sot orgueil ! voilà de ses merveilles !

Devait-il oublier quelles sont ses oreilles ?

Nous reconnaissons qu'il eut tort :

L'Ane aurait dû se mieux connaître.

Mais s'il a mérité son sort,

N'est-il point de bâton pour le dos de son maître ?