Dabu conte le

L’aigle et l’araignée

Sua un sommet aigu du Caucase sauvage,

Sur le dernier rameau d'un chêne audacieux,

Le messager ailé du souverain des dieux ,

Traversant un ciel sans nuage,

Vint suspendre son vol ; et là, du haut des airs,

Contemplant sous ses, pieds et l'Europe et l'Asie,

Les chars du Scythe errant dans les déserts,

Le Phase, le Cyrus, les deux bruyantes mers

Qui baignent de leurs flots amers

Et la Perse et Théodosie ;

« Oh ! que je sens, dit-il, le prix de tes bienfaits,

« Jupiter! Quel bonheur, quelle gloire plus belle

« Que de pouvoir sur l'heure, à l’instant, d'un coup d'aile,

, Atteindre les plus hauts sommets,

« Nager dans des flots de lumière,

« Et planer d'un coup d’œil sur la nature entière ? »

- « Et moi, dit une voix, une comptes tu pour rien ?

« Ne suis-je pas ici, comme toi, parvenue ?

« Crois-tu seul avoir le moyen

« De t'élever dans l'air et de fendre la nue ?»

Devinez qui parlait ainsi.

I’oiseau de Jupiter d'une vue indignée

Cherchait le raisonneur : il voit une araignée.

«  Et comment as-tu fait pour venir jusqu'ici ?

- « Comment ?cela t'étonne ?»---« Oui, vraiment ; cette cime

« Est peu faite pour toi »-« J'ai pris un vol sublime ;

«  Chacun a ses talents aussi ;

« Le mien est de tendre ma toile :

« Un moment ; j'y travaille, et bientôt sous ce voile

« Tu vas être à l'abri d'un soleil trop ardent. »

-« La hauteur de ce roc est au moins d'une lieue ;

«  Il est inaccessible.»-«Et j'y suis cependant. »

- « Mais par quel art ou par quel accident ?»

- « Je me suis pendue à ta queue.»

- « Insecte que le sort fit pour ramper là-bas,

« Je t'ai porté bien haut; je ne m'en doutais pas.

« Quel fruit espères - tu d'un essor téméraire ?

« C'est peu de s'élever sur une aile étrangère ;

« Il faut se maintenir : où seront tes soutiens ?

«  D'ailleurs ici que viens-tu faire ?

« Pour pouvoir d'un regard embrasser l'hémisphère,

« Il faut d'autres yeux que les tiens.»

L’insecte allait répondre, et dans cette dispute

N'aurait pas eu le dernier mot :

Un léger coup de vent vint emporter mon sot

Et lui fit faire là culbute.

Le séjour des autans est toujours périlleux.

Les insectes présomptueux

Sur les ailes d'autrui quelquefois y parviennent,

Mais jamais ils ne s'y maintiennent.

Il faut, pour s'élever à ce poste orageux,

Les ailes de l'oiseau qui porte le tonnerre :

Pour s'y tenir, il faut sa serre ;

Pour en jouir, il faut ses yeux :

Soyez aigle ou restez à terre.


Daru Pierre-Antoine-Noël-Mathieu Bruno (1767-1829)

L’aigle et l’araignée

Sur un sommet aigu du Caucase sauvage,

Sur le dernier rameau d'un chêne audacieux,

Le messager ailé du souverain des dieux ,

Traversant un ciel sans nuages,

Vint suspendre son vol ; et là, du haut des airs,

Contemplant sous ses, pieds et l'Europe et l'Asie,

Les chars du Scythe errant dans les déserts,

La Phase, le Cyrus, les deux bruyantes mers

Qui baignent de leurs flots amers

Et la Perse et Théodpsie ;

« Oh ! que je sens, dit-il, le prix de tes bienfaits,

« Jupiter ! Quel bonheur, quelle gloire plus belle

« Que de pouvoir sur l'heure, à l’instant, d'un coup d'aile,

«  Atteindre les plus hauts ,sommets,

« Nager dans des flots de lumière,

« Et planer d'un coup «l'oeil sur la nature entière ? »

- « Et Et moi, dit une voix, une ,comptes-tu pour rien ?

« Ne suis-je pas ici, comme toi, parvenue ?

« Crois-tu seul avoir le moyen

« De t'élever dans l'air et de fendre la nue ?»

Devinez qui parlait ainsi.

L’oiseau de Jupiter d'une vue indignée

Cherchait le raisonneur : il voit une araignée.

«  Et comment as-tu fait pour venir jusqu'ici ?

-  « Comment ? cela t'étonne ?» - « Oui,vraiment ; cette cime

« Est peu faite pour toi. » - «J'ai pris un vol sublime ;

« Chacun a ses talents aussi ;

« Le mien est de tendre ma toile :

« Un moment ; j'y travaille, et bientôt sous ce voile

« Tu vas être à l'abri d'un soleil trop ardent. »

-« La hauteur de ce roc est au moins d'une lieue ;

«  Il est inaccessible. » - « Et j'y suis cependant. »

- « Mais par quel art ou par ·quel accident ?»

-« Je me suis pendue à ta queue.»

-« Insecte que le sort fit pour ramper là-bas,

« Je t'ai porté bien haut; je ne m'en doutais pas.

« Quel fruit espères - tu d'un essor téméraire ?

« C'est peu de s'élever sur une aile étrangère ;

« Il faut se maintenir : où seront tes soutiens ?

« D'ailleurs ici que viens-tu faire ?

« Pour pouvoir d'un regard embrasser l'hémisphère,

« Il faut d'autres yeux que les tiens.»

L’insecte allait répondre, et dans cette dispute

N'aurait pas eu le dernier mot :

Un léger coup de vent vint emporter mon sot

Et lui fit faire la culbute.

Le séjour des autans est toujours périlleux.

Les insectes présomptueux

Sur les ailes d'autrui quelquefois y parviennent,

Mais jamais ils ne s'y maintiennent.

Il faut, pour s'élever à ce poste orageux,

Les ailes de l'oiseau qui porte le tonnerre:

Pour s'y tenir, il faut sa serre ;

Pour en jouir,: il faut ses yeux :

Soyez aigle ou restez à terre.


David Oscar

La sabbat de la combe-noir

La Combe-Noire étend l'ombre opaque de ses sapins sur la forêt de la Grande Jeanne, obscurcissant le sous-bois de ses ténèbres épaisses.

Tous les ans, vers la fin octobre, alors que seules les aiguilles noires des sapins restent à leur poste, montant leur garde funèbre auprès des feuilles mortes, alors qu'il n'y a plus dans la forêt qu'un immense linceul jaune et brun qui recouvre les franges vertes de la mousse, tous les génies de la montagne, les lutins espiègles et les malicieux sylvains de la forêt se donnent rendez-vous, un soir de lune, à la Combe-Noire.

Pas un ne manque à l'appel ; tous, les petits nains du Crêt-du-Maure et des Puisots, les faunes de la Grande, Jeanne et les égipans de la Puya, tous sont là, silencieusement assemblés autour du vieux sorcier du Semnoz qui préside, il y avait même, cette année-là, le vénérable silène du vallon de Sainte-Catherine qui, bien que le dieu Pan lui-même n'arrivât plus à compter ses lustres, avait tenu à se joindre au sabbat solennel. Quelques fées étaient venues, éclairant la Combe ténébreuse de leur radieuse beauté.

Mais les génies étaient tristes ; les petits lutins ne faisaient plus de farces aux vieux faunes, les nains facétieux ne tiraient plus la barbe des vénérables silènes et les belles fées avaient de la tristesse au fond de leurs grands yeux sombres. Les naïades de la Fontaine-des-Oiseaux ne Chantaient plus leur mélopée ensorcelante et leurs prunelles glauques qui, à l'ordinaire, versaient tant de douceur et de voluptueuses promesses, étaient chargées de flammes mauvaises.

Accablés, groupés autour du vieux sorcier, les génie-sylvestres se taisaient.

Où étaient donc leur joie et leurs jeux d'antan, la ronde endiablée sous les sapins, les cris, les chants, les rires d'autrefois ?

Q'avaient donc, ce soir, les malicieux lutins, les joyeux farfadets et, les esprits follets?

Le génie du Semnoz nous l'apprit .

 

Sa voix chevrotante s'éleva dans la nuit silencieuse, d'abord lasse, tremblante de fatigue et toute alourdie de chagrin. Elle s'éclaircit, devint plus violente et s'affermit dans une malédiction solennelle.

- Frères de la Montagne, génies tutélaires des bois et des forêts, pieux gardiens des landes, vous savez qu'un grave danger nous menace.

Les Hommes qui, jusqu'ici, avaient respecté nos retraites, viennent, cette année, nous poursuivre jusque dans nos asiles les plus cachés, nous déloger de nos taillis et de nos bois, nous chasser de notre sol.

A l'aide de puissantes machines, ces auxiliaires du Diable que sont les automobiles, ils sillonnent nos bois, passent en trombe au milieu de nos territoires, foulent notre royaume sacré qu'est la Forêt.

Rien n'est respecté ; ni nos bocages, ni nos fourrés, ni nos landes ; partout passent ces infernales inventions des Hommes. Le Semnoz, dernier refuge de notre race, n'a pas été épargné. Lui aussi a été violé et chaque jour il est profané par les Hommes. Des cars entiers, chargés d'excursionnistes, montent quotidiennement là-haut, chassant de leurs retraites les derniers des nôtres. Ces engins du Diable, ronflant et fumant, grimpent dans nos bois, saccagent nos asiles et transportent des bandes nombreuses de vandales de la Forêt.

C’est pour vous faire part de cette lamentable situation que lie vous ai convoqués ce soir, mes frères de la Montagne.

Hélas ! nous ne pouvons rien contre la force des Hommes. Nous ne pouvons pas lutter contre leurs engins et l'Ame de la Forêt serait vaincue par la Machine. Nous ne pouvons qu'appeler à notre secours nos frères les Eléments pour qu'ils se coalisent contre les Hommes. C'est pour cela aussi que j'ai voulu vous réunir. Notre assemblée sera un Sabbat de protestation et de deuil, une manifestation de tous les êtres de la montagne, et aussi un appel à nos frères de la Nature.

Que tous, du plus jeune et insouciant farfadet au plus grave de nos génies des arbres, entonnent le cantique de deuil :

« La Plainte des Sylvains. »

……………………………………………………………………………… ..............................................................

La forêt s'emplit d'un murmure étouffé, bruissement, triste qui s'enfla, gagna les cimes orgueilleuses des sapins, courut sur toute la forêt frémissante et plana, confuse et lente, au-dessus des frondaisons noires.

Les brins d'herbe répétaient le douloureux cantique, les branches battaient tristement une mesure funèbre et le rythme lent, religieux, de l'ode grave s'élevait dans la nuit comme un lugubre Dies irae.

Tout à coup, le vieux sorcier monta sur la souche moussue d'un chêne et commanda d'une voix forte

- L'hymne à Pan !

Les voix caverneuses se turent, les résonances sépulcrales s'éteignirent et une fanfare éclatante jaillit soudain de toutes les poitrines.

Les tambourins frappèrent l'air nocturne de leur battement sec, les flûtes firent entendre leur musique claire et aiguë et une ronde fantastique se forma dans la Combe-Noire endormie.

Sylvains, chèvre-pieds, farfadets, faunes, silènes, fées et naïades entonnaient au son des syrinx, dans la nuit sombre qui les gardait, un hymne fier et éclatant, comme un défi suprême à la force des Hommes, hymne à la plus grande gloire de Pan !


Deville Albéric

Le paysan dans le malheur

Non loin de son logis, au fond d’une cachette,

Un paysan conservait ses effets.

D'un sommeil doux et pur il goûtait les bienfaits,

Et ne s'attendait guère à souffrir la disette,

Lorsqu'un voleur, à l'aide de la nuit,

Dans sa cachette s’introduit,

Et rend bientôt ! la place nette.

Le lendemain, le pauvre villageois

De ses cris douloureux remplit le voisinage.

Il avait tout perdu ; certes, un tel pilage

Était bien de nature à le mettre aux abois.

Ne sachant plus où donner de la tête,

L'infortuné rassemble ses parents,

Ses amis, ses voisins, dans l'espoir qu'une quête

Saurait pourvoir a ses besoins pressants.

Sur son malheur chacun raisonne,

Et veut donner des conseils au volé.

Voisin, lui dit compère Léveillé, ,

Il ne fallait laisser voir à personne

Que ton trésor n'était pas surveillé.

L'ami Thomas prend la parole:

« Mon cher, dit-il, il faudra désormais

« Construire un coffre-fort et te coucher auprès,

« Pour empêcher qu'on ne te vole ».

Cousin, dit à son tour le fiscal Barbanson,

Dans tous ces avis-là je ne vois rien qui vaille ;

En vain le garde-meuble est de bonne façon,

Si tu n'as dans la cour un chien de forte taille

Qui puisse écarter tout fripon :

Crois-moi, prends le chien de ma chienne ;

le comptais Je jeter à l'eau,

Cependant qu'à cela ne tienne,

J’aime mieux t'en faire cadeau.

Bref, tous ces conseillers le laissent sans ressource ;

Pas un d'entre eux n'ouvre sa bourse ;

On Je plante là bien et beau.

 

Voilà le train du monde ! en pareilles affaires

Donneurs d’avis ne manquent guères ;

Mais, implorez-vous leur secours,

Vous parlez à des sourds.


Droniou Renée

Bonté

« Oui, l'humanité est bien malade : manque de foi, manque d'idéal, manque de respect, manque de...

-Arrêtez, Madame, je vous prie. Si tout cela est vrai, nous n'avons, nous, pauvres bêtes antédiluviennes à foi, idéal, respect, etc.. qu'à nous suicider pour ne pas assister au cataclysme imminent.

- Vous riez, parce qu'en effet, après un bon dîner durant lequel nous avons bien mangé, bien bu, bien ri, nous

sommes un peu comme des ivrognes qui ont le vin triste, quand nous nous plaignons d'un monde nous laissant encore toutes ces petites jouissances, avec bien d'autres ...

N'empêche que vous constatez comme moi l'égoïsme insolent des nouvelles générations. La bonté, auprès des jeunes, peuh ! ce n'est que de la faiblesse ou de la jobarderie.

- Mais, chère Madame, ils n'ont peut-être pas tort. On est bon, pourquoi? Parce qu'on ne réfléchit pas, parce qu'on n'a pas la force d'être cruel, parce qu'on n'a pas la ténacité de conduire jusqu'au bout une vengeance, parce qu'on a les nerfs ridiculement sensibles, parce qu'on n'ose pas violer des principes surannés, parce qu'on se taille un petit triomphe facile auprès des autres et de soi-même, parce qu'on préfère la jouissance de se sentir bon à celle de se sentir méchant... Mais y a-t-il beaucoup de gens qui soient bons par raison sociale, parce que la bonté est nécessaire à l'humanité ?

- Certainement ! Que faites-vous donc du Christ et des Saints, et de tous ceux qui, consciemment, se sont dévoués pour essayer de sauver le monde ?

- Admettons-les, si vous voulez ; mais ont-ils réussi ?

Ont-ils aboli la souffrance ? Non. L'ont-ils seulement diminuée ?

N'ont-ils pas même créé d'autres souffrances ?

Personne n'en sait rien, car personne ne peut se vanter de connaître toutes les conséquences de n'importe quelle action, insignifiante ou sublime.

 

« Croyez-moi, la bonté fait souvent plus de mal que de bien ; et j'ai encore dans la mémoire certain fait .. . Tenez,

peut-être que ça vous intéressera, quoique ce soit de l'humanité bien basse dont il s'agisse... »

Les fauteuils se rapprochèrent, gémissant sous les corps alourdis, les têtes mêmes un peu somnolentes s'arrachèrent à la douceur des dossiers, et firent l'effort de se tendre vers le conteur « Vous savez que j'étais, il n'y a pas longtemps, chef d'atelier chez Roudon, le grand fabricant de cycles. Usine formidable, des milliers d'ouvriers, des bâtiments à n'en plus finir, des machines, des roues, des courroies, de la vitesse, du bruit, des éclairs de métal à donner le vertige.

Méthodes ultra-modernes, l'ouvrier n'ayant pas à s'intéresser à son travail plus que la machine, étant lui-même un petit instrument qui en fait marcher un autre plus puissant ; mais homme tout de même, qui pense, souffre, fait souffrir…

 

J'avais, parmi les apprentis, un pauvre petit avorton de seize ans : une taille d'enfant de dix ans poussé de travers et perdu dans sa combinaison bleue ; une petite tête de singe au menton fuyant, au nez court et écrasé, aux yeux bouffis et mal éveillés dans une chair grisâtre, misérable et déjà usée. On l'avait surnommé Copeau, et, en effet, il ne tenait pas plus de place dans le monde qu'un mince déchet.

Imaginez un être pareil au milieu de jeunes gars solides et farceurs, d'hommes rudes comprenant mal la faiblesse etla pitié . . . A quoi, pouvait-il être bon, me direz-vous ? Oh ! balayer la limaille, passer un outil, tourner un bouton, ne demandent ni grande force, ni grande intelligence. Le plus dur, c'était de supporter les plaisanteries, de ne pas sauter à la gorge de celui qui imitait son bégaiement, ou qui lui donnait des ordres idiots, ou qui lui lançait le jet d'eau en pleine figure...

Naturellement, je le protégeais le plus que je pouvais, le pauvre mioche, et je ne ménageais pas les durs reproches aux persécuteurs, allant même jusqu'au renvoi de l'un d'eux. Mais ce n'était pas le bon moyen : il aurait fallu qu'il pût se défendre tout seul, car on se vengeait sur lui, par derrière, des blâmes reçus par sa faute. Il empochait tout, ne se plaignant jamais à moi, avec un pitoyable air de chien battu, conscient de sa déchéance.

Et le martyre continuait dans la rue, chez lui, même ; ses parents, des alcooliques, n'étaient pas plus tendres que ses camarades : vous comprenez, ils n'étaient pas fiers d'avoir un pareil rejeton. Toutes ces choses-là, je les ai sues plus tard, avec bien d'autres...

 

Un soir, en sortant de l'atelier, Copeau, plus abruti peut-être qu'à l'ordinaire, trébuche contre une pierre et tombe avec le paquet contenant le goûter qu'il n'a pas mangé masse difforme qui se tortille pour se relever au milieu d'une mare de vin, de débris de verre, de pain et de tranches de saucisson.

C'était comique. Et les ouvriers ne manquèrent pas de jouir du spectacle, bruyamment.

« Tu fais le crapaud, dis ?

- Tu perds ton sang, il sent le pinard, ne le laisse pas perdre !

- Tu veux jouer au cerceau, avec tes ronds de saucisson ? »

On prolongeait le plaisir, pas par vraie cruauté, mais par insouciance, par amour de la blague.

Eh bien, Madame, en effet, les femmes sont meilleures que les hommes.

Ce fut une petite ouvrière qui mit fin au supplice, toute vibrante et belle de juste indignation.

« Mais au lieu de vous moquer de lui, aidez-le donc à se relever, le pauvre petit ? c'est lâche, ce que vous faites ! » .

 

Et, sans attendre, elle s'avance, elle-même prend le bras de Copeau, le relève, l'entraîne ; et tous deux traversent le cercle malveillant, salués par quelques exclamations goguenardes, on percent des allusions équivoques et méchantes.

Pour Copeau, se trouver au bras d'une belle jeune fille qui l'avait sauvé je vous assure que c'était une charmante brunette, cela dut paraître quelque chose de miraculeux, analogue à ces contes de fées que peut-être on lui avait lus, à l'école. Il était plus embarrassé que jamais, sans doute pris à la fois par l'envie de pleurer, de remercier, d'embrasser, d'adorer. Il bégaya toute de même quelques mots. Et la petite ouvrière fut bonne jusqu'au bout, elle essaya de le mettre à l'aise, de le revaloriser un peu, de lui apprendre à se défendre :

 

Elle lui offrit même sa protection. Elle travaillait aussi chez Boudon, mais dans un autre atelier. Ils ne demeuraient pas très loin l'un de l'autre, justement ; ils pourraient peut-être faire une partie du chemin ensemble, le soir ; ils ne s'attendraient pas devant la porte de l'usine, bien sûr,  pour ne pas se faire railler par les autres, mais un peu plus loin, sur la place des Marronniers, par exemple. Avec elle, il serait tranquille.

Brave cœur, simplement maternel ? ou bien trop femme, instinctivement désireuse d'enflammer l'admiration qu'elle lisait dans les yeux du pauvre petit ? ou bien emportée par son premier beau geste, voulant pousser jusqu'au bout le sauvetage d'une âme? Car avouez qu'être affublée d'une pareille compagnie, pour la jeune fille, pouvait entraîner plus d'un désagrément...

Durant quelque temps cette vie-là dura. Et une surprenante transformation s'élaborait dans Copeau. Je l'observais, étonné ; j'avais eu vent de l'histoire, et j'imaginais facilement l'amour ardent, inespéré, qui fleurissait son être.

Son regard avait un reflet intelligent, sa tête s'humanisait, son corps se redressait, il osait parler ; et, fait curieux, ses camarades souriaient, mais ne le provoquaient plus ouvertement comme autrefois. Visiblement, il naissait enfin à la vie, il était heureux.

Comment cela pouvait-il finir ? C'était le ver de terre amoureux d'une libellule...

Un jour, à midi, au moment de la sortie, en passant près des ouvriers, je remarque sur les visages des sourires plus insistants, plus ironiques encore, qui suivent Copeau. Des lambeaux de phrase m'arrivent :

« Alors, tu l'aimes toujours Copeau ne répond pas.

« Pourtant... »

Ce mot insinuant le fait dresser .

« Pourtant quoi ?

 

- Tu sais bien ce que je veux dire, voyons. Tout le monde a vu ta Jeanneton arriver chaque matin avec un beau grand brun ; et ils ont l'air rudement heureux, tous les deux. Demande aux autres si c'est pas vrai . »

Oh ! le douloureux regard d'agonie qui n'a pas la force de se cacher, même devant la cruauté avide de tous ces

bourreaux qui attendent l'effet de leur coup ! Pas un mot ne put sortir de la bouche du petit apprenti. Il eut juste le courage de renfoncer sa casquette, de s'enfouir dans la foule, de se perdre je ne sais où ...

Et je vis que les autres étaient gênés ; l'un même osa exprimer tout haut ce qu'ils pensaient tous :

« Pauvre gosse ! on n'aurait pas dû lui dire ... »

La suite, hélas ! elle est facile à deviner. C'est Jeanne elle-même qui me la raconta.

Fallait-il croire cette atroce vérité, ou prendre cela pour une méchanceté ? Copeau voulut savoir tout de suite.

Et le soir même, comme un condamné qui se jette sous le couteau, en retrouvant la jeune -fille, il lui dit « ,Melle Jeanne, c'est sans doute la dernière fois que je vous vois. »

Jeanne s'étonne : « Par exemple ! Et pourquoi donc ?

- Mais parce que... je vous gêne... j’aime mieux vous laisser.. . avec l'autre . »

Il est un peu soulagé d'avoir exprimé cela.

Jeanne rougit, elle ne répond pas tout de suite.

« Ah ! vous êtes jaloux, Copeau ? Voyons, mon petit, lui et vous, ça ne peut pas être pareil. Vous, je vous aime bien, parce que vous étiez malheureux ; j'ai voulu devenir votre camarade, pour vous aider, et je le serai toujours, vous savez.

Mais lui, mon pauvre Copeau, je l'aime. .. je ne peux pas vous dire comment... »

Il écoute, il comprend quelque chose… et il se sauve comme un fou.

 

Le lendemain matin, comme je faisais ma tournée au milieu du plein travail de l'atelier, le vacarme des machines soudain se troue d'un cri affreux, un cri rauque et décuplé de bête qui meurt, auquel répondent des cris d'horreur.

Une tête est prise entre une roue, et une courroie, le cou n'est plus qu'une bouillie . . . On arrête le courant, on se précipite ...

La machine a rejeté une masse sanglante, un corps difforme qui garde à peine une pauvre petite tête de singe attachée par des lambeaux de chair rouge. . . C'était tout ce qui restait de Copeau. Voilà ce qu'en avait fait la bonté de la petite ouvrière. »

... L'auditoire demeure muet.

« Tout de même », reprend enfin Mme Barel, « sans cette jeune fille, le pauvre enfant continuait à ne connaître de la vie que la souffrance. Grâce à la bonté de votre Jeanne, il a eu sa petite part de bonheur, et il a eu le courage d'abréger ses jours. Que pouvait-il lui arriver de meilleur ?... »