En l'an de grâce je ne sais plus lequel, se dressait sur une colline un vieux donjon entouré d'une muraille flanquée de tours à ses angles, lézardée de-ci de-là de fentes profondes et dont l'herbe folle commençait l'escalade. Tel était le château du Sire de Ray. Triste sire s'il en fut. Monté sur un cheval ployant sous l'attaque simultanée de la faim et des ans, il présentait quelque peu l'aspect du seigneur lion Quichotte, d'heureuse mémoire, mais à l'encontre de cet homme chevaleresque il pressurait le menu peuple, donnait la chasse aux caravanes et débarrassait volontiers les marchands de leurs biens, afin de leur apprendre, disait-il, que la pauvreté est le meilleur chemin du Paradis. Brave et rusé comme Ulysse, cruel comme Caligula et pauvre comme Job, tel était le sire de Ray.
Ce diable d'homme avait pour épouse la plus pieuse et la plus dévouée des femmes. Aussi ne vous aurait-il point fallu déblatérer contre la bonne Cantine sous peine d'être réduit en chair à pâté par les paysans de l'endroit, ce dont j'aurais été fort marri.
Or donc, un soir, le sire de Ray rentra de plus méchante humeur que de coutume. Les caravanes ne passaient plus, les paysans mettaient leur dernier espoir dans la manne céleste, et les crevasses s'élargissaient de jour en jour davantage comme si les murailles ne pouvaient se tenir de rire à voir la mine déconfite et les chausses trouées de leur propriétaire . Pour remédier à une aussi pénible situation, il résolut de signer un pacte avec Messire Satanas dont il tirait la queue depuis si longtemps sans autre profit que force horions, injures, péchés de toutes sortes et moult désagréments de ce genre.
De cette nuit mémorable personne ne sut jamais rien sinon que sur le coup de minuit le château trembla sur ses bases, ce qui en temps normal lui aurait été fort préjudiciable, que les vitraux de la chapelle volèrent en éclats et qu'une odeur de soufre et de roussi envahit toutes les salles.
Puis, comme par enchantement, le donjon revêtit un vêtement tout neuf, une triple enceinte entoura le corps de logis et l'herbe battit précipitamment en retraite
.
Quand au sire de Ray, il était méconnaissable avec sa riche robe de soie vermeille fourrée d'hermine et, quand il allait en bataille avec son écu à boucle d'argent, son heaume argenté, sa grande épée claire et tranchante à merveille et son coursier noir comme la nuit et rapide comme cerf de bande.
Aussi fallait-il voir les vilains ôter respectueusement leur bonnet sur son passage et les seigneurs, jadis si arrogants,
lui abandonner le milieu de la route du plus loin qu'ils l'apercevaient.
Dame Cantine avait deviné l'intervention du diable dans cet étrange revirement de fortune. Touchée par ses prières et par ses larmes, la Mère de Dieu et des hommes, un certain jour, la visita. Le sire de Ray sera pardonné mais sa femme vivra sept ans de plus que lui afin d'expier les crimes dont il avait chargé sa conscience.
La mort suivra son repentir, car s'il restait dans ce bas monde il serait capable de signer un deuxième pacte et voyez d'ici l'impression produite au séjour des bienheureux !
A quelque temps de la, Cantine fût appelée au chevet de son mari. File vous le sermonna de si belle façon, entremêlant doctes raisons de tant douces caresses et si suaves baisers, que le cœur de ce méchant diable fondit comme neige au soleil. Le lendemain, après avoir promis à sa femme de l'attendre à la porte du Paradis, le sire de Ray trépassait du siècle en si grande repentante que toute l'eau du cœur vous montait en les yeux.
Par une belle nuit de mai, Cantine s' teignit à son tour et son âme s'en alla sur un rayon de lune jusques au seuil du Paradis.
Perdue au milieu d'une multitude d'âmes qui bruissaient comme des cigales au bon soleil de Provence, de sa petite vois flûtée de vieille elle appela :
« Ray ! - Qui est-ce ? - Cantine ! - Passez », - fit le sire de Ray en s'effaçant :
Pendant les dernières guerres de l'Amé-
rique, une troupe de sauvages Abenakis
défi t un détachement anglais ; les vaincus
ne purent échapper à des ennemis plus légers
qu'eux à la course et acharnée à les poursuivre ; ils
furent traités avec une barbarie dont il y a peu
d'exemples, même dans ces contrées .
Un jeune officier anglais, pressé par deux sauvages
qui l'abordaient la hache levée, n'espérait
plus se dérober à la mort. Il songeait seulement à
vendre chèrement sa vie. Dans le même temps un
vieux sauvage armé d'un arc s'approche de lui et
se dispose à le percer d'une flèche ; mais, après
l'avoir ajusté, tout d'un coup il abaisse son arc et
court se jeter entre le jeune officier et les deux
barbares qui ailaient le massacrer ; ceux-ci se retirèrent
avec respect.
Le vieillard prit l'Anglais par la main, le rassura
par ses caresses, et le conduisit à sa cabane, où il
le traita toujours avec une douceur qui ne se démentit
jamais ; il en fit moins son esclave que son
compagnon ; il lui apprit la langue des Abenakis
et les arts grossiers en usage chez ces peuples. Ils
vivaient fort contents l'un de l'autre. Une seule
chose donnait de l'inquiétude au jeune Anglais
quelquefois le vieillard fixait les yeux sur lui, et,
après l'avoir regardé, il laissait tomber des larmes .
Cependant, au retour du printemps, les sauvages
reprirent les armes et se remirent en campagne.
Le vieillard, qui était encore assez robuste pour
supporter les fatigues de la guerre partit avec eux
accompagné de son prisonnier.
Les Abenakis firent une marche de plus de deux
cents lieues à travers les forêts ; enfin ils arrivèrent
à une plaine où ils découvrirent un camp d'Anglais.
Le vieux, sauvage le fit voir au jeune homme
en observant sa contenance.
« Voilà tes frères, lui dit-il, les voilà qui nous
attendent pour nous combattre . Écoute : je t'ai
sauvé la vie ; je t'ai appris à faire un canot, un arc,
des flèches, à surprendre l'orignal dans la forêt, à
manier la hache et à enlever la chevelure à l'ennemi.
Qu'étais-tu lorsque je t'ai conduit dans ma
Cabane ? Tes mains étaient celles d'un enfant, elles
ne servaient ni à te nourrir ni à te défendre ; ton
âme était dans la nuit, tu ne savais rien, tu me
dois tout . serais-tu assez ingrat pour te réunir à
tes frères et pour lever la hache contre nous ? »
L'Anglois protesta qu'il aimerait mieux perdre
mille fois la vie que de verser le sang d'un Abenaki.
Le sauvage mit les deux mains sur son visage,
en baissant la tête, et, après avoir été quelque
temps dans cette attitude, il regarda le jeune An
glais, et lui dit d'un ton mêlé de tendresse et de
douleur : « As-tu un père ? - Il vivait encore, dit
le jeune homme, lorsque j'ai quitté ma patrie. -
Oh ! qu'il est malheureux ! » s'écria le sauvage ;
et, après un moment de silence, il ajouta : « Sais-tu
que j'ai été père ?. . . Je ne le suis plus. J'ai vu
mon fils tombait dans le combat ; il était à mon côté,
je l'ai vu mourir en homme ; il était couvert de
blessures, mon fils, quand il est tombé. Mais je
l'ai vengé. . . Oui, je l'ai vengé . » Il prononça ces
mots avec force. Tout son corps tremblait . II était
presque étouffé par des gémissement qu'il ne voulait
pas laisser échapper. Ses yeux étaient égarés,
ses larmes ne coulaient pas . II se calma peu à peu,
et, se tournant vers l'orient où le soleil allait se
lever, il dit au jeune Anglais : « Vois-tu ce beau
ciel resplendissant de lumière ? As-tu du plaisir à
le regarder ? - Oui, dit l'Anglais, j'ai du plaisir à
regarder ce beau ciel . - Eh bien, ... je n'en ai
plus », dit le sauvage en versant un torrent de larmes.
Un moment après, il montre au jeune homme
un manglier qui était en fleurs . « Vois-tu ce bel
arbre ? lui dit-il ; as-tu du plaisir à le regarder ? -
Oui, j'ai du plaisir à le regarder. - Je n'en ai
plus », reprit le sauvage avec précipitation ; et il
ajouta tout de suite : « Pars, va dans ton pays, afin
que ton père ait encore du plaisir à voir le soleil
qui se lève et les fleurs du printemps. »