Peintre de formation, il devient photographe en 1850.
Jeunesse et formation :
Charles Nègre se destinait d’abord à la peinture. Il arriva à Paris en 1839 pour entrer dans l’atelier de Paul Delaroche (peintre 1797-1856) et, s’il ne paraît pas s’être acharné à faire une carrière passant par le prix de Rome, il n’en tint pas moins à recevoir pendant une dizaine d’années une formation de peintre (passant de l'atelier de Delaroche à celui de Michel Martin Droling, puis d'Ingres). De 1843 à 1853 il expose régulièrement au Salon et l'un de ses tableaux est d'ailleurs acquis par l'État. De tous ces peintres qui s'orientèrent vers la photographie autour de 1850, Charles Nègre était à coup sûr le plus doué ! Et toute sa vie il tiendra à garder le titre de peintre, bien qu'il n'ait presque plus touché à un pinceau depuis 1853. C'est en 1844 qu'il avait commencé à s'intéresser à la photographie.
En 1839, l'invention de Daguerre était publiquement dévoilée lors d'une séance à l'Institut. Nègre qui venait d'arriver à Paris n'y assista pas, mais son maître Delaroche y était lui, et en fut très frappé. Il allait être, avec Delacroix, l'un des peintres les plus curieux de cette nouvelle technique, persuadé comme ce dernier que l'étude de la photo~ graphie pouvait être d'un grand enseignement pour un peintre, en lui permettant de mieux saisir certains aspects de la nature, enregistrés par l'œil « impassible » de la caméra. En tout cas il recommanda certainement à ses élèves d'utiliser la photographie, dont c'était là encore un autre avantage, comme moyen de mise en place de leurs compositions peintes, en guise d'esquisses préparatoires. C'est ainsi que Nègre aborda la photographie. Mais par la suite, dès 1850, elle allait devenir son activité dominante, comme ce fut le cas pour ses condisciples de l'atelier de Delaroche, qui comptent par mis les grands noms de la photographie du XIXe et de la photographie tout court : Roger Fenton Gustave Legray et Henri Le Secq, avec lequel il était très lié et dont la figure apparaît souvent dans ses photographies. Pour tous ceux-ci, peintres assez médiocres, mais artistes véritables, l'avènement de la photographie allait offrir les moyens d'exprimer d'une façon neuve leurs aspirations, leur talent et leur indéniable sensibilité. En même temps la vision photographique était un bon moyen d'accéder à ce « retour à la nature » qui était une des tendances dominantes d'une partie de cette génération, ne trouvant plus de satisfaction ni dans le romantisme, ni dans l'héritage néoclassique de David, ni dans l'Académisme. Là-dessus, Charles Nègre s'exprime, dans les lettres adressées à son père pendant le révolution de 1848, sur un ton très semblable à celui d'un peintre comme Paul Huet.
Pourtant chez Nègre, emporté un moment par ce courant, qui admire à Lille L'après Dîner à Ornans de Courbet nouvellement acquise (1849), qui s'est rendu souvent à Chailly et à Barbizon, comme tant d'artistes de l'époque, n'est pas véritablement un réaliste en photographie. On ne trouve pas chez lui ces « tranches de nature » que son ami Le Secq réalise autour de 1853 dans la forêt de Montmirail. Sa vision est toujours sélective et d'un lyrisme parfois teinté de romantisme. Et les termes dans lesquels il parle de la photographie au moment où il la pratique vraiment (1851) sont révélateurs à cet égard: Avant (les découvertes héliographiques) c'était reproduire la nature, aujourd'hui c'est choisir dans la nature... Quand le chimiste a préparé la feuille, l'artiste dirige l'objectif et au moyen de ces trois flambeaux qui le guident sans cesse dans l'étude de la nature: l'observation, le sentiment et le raisonnement, reproduit des effets qui nous font rêver, des motifs simples qui nous émeuvent et des sites dont les silhouettes puissantes et hardies nous étonnent et nous effraient »
1980 marques le centenaire de la mort de Charles Nègre (Grasse 1820) un des plus grands photographes français du XIX· siècle. Il se trouve que cet hommage coïncide avec l'année du Patrimoine, ce qui le rend doublement justifié dans le cas de cet artiste qui à tout fait, comme tous les photographes de sa génération, pour la connaissance de notre patrimoine architectural, qu'il s'agisse de Chartres, de Notre-Dame de Paris ou des églises romanes du Midi de la France.
C'est la première fois qu'une exposition importante est consacrée en France à l'artiste qui en revanche, à l'étranger, fait l'objet de nombreuses expositions depuis sa redécouverte par André Jammes vers 1960, notamment à Munich en 1966 et surtout à Ottawa en 1976. C'est aussi la première fois qu'une exposition monographique de cette ampleur est consacrée en France à un photographe du XIX· siècle, si l'on excepte bien sûr le cas Nadar !
Les œuvres exposées proviennent, fait inhabituel, essentiellement des collectionneurs privés, parmi lesquels les descendants de l'artiste et d'autres qui ont préféré garder l'anonymat, à qui nous tenons à exprimer ici, notre gratitude. C'est tout simplement que l'oeuvre de Charles Nègre est peu et mal représenté dans les collections publiques, hormis la National Gallery d'Ottawa, et en particulier dans les collections publiques françaises.
Cette exposition ne concerne que la période véritablement créatrice de l'œuvre de Charles Nègre, allant de 1850 environ, date des premières photographies de lui qui nous sont parvenues, à 1863, époque où atteint par la maladie, il se retire dans le Midi où il ne pratiquera plus guère qu'une photographie de caractère commercial, qui fournit de précieux documents sur certains lieux de villégiatures de la Côte d'Azur au Second Empire, mais ne s'inscrit plus dans le développement de la création photographique.
Cette baisse de qualité n'est pas propre à Nègre, mais concerne tous les grands photographes de sa génération: les Bisson, Baldus, Nadar même et Marville. Ceux qui ne s'adaptent pas à la commercialisation de la photographie -c'est l'explication, la plus plausible donnée à ce phénomène, et elle nous vient de Nadar, lui-même cesse pratiquement de produire à la fin des années 1860, comme c'est le cas pour Legray.
Ce grand créateur d'images n'a pourtant pas eu de postérité directe. A sa mort en 1880, l'oeuvre de Nègre,
hormis ses inventions dans le domaine de l'héliogravure, est bien oublié. Il est sûr que les peintres impressionnistes, dont il est parfois proche par l'inspiration, n'ont pas vu ses photographies, pas plus que ne les auront connues plus tard, en créant les leurs, un Kertesz ou un Cartier-Bresson. Il est donc temps pour le public de redécouvrir son œuvre !
Le portrait :
Charles Nègre n'était pas, du moins dans sa période parisienne, un portraitiste professionnel au sens où il n'avait pas alors d'atelier commercial ouvert au public; s'il lui arrivait de faire un portrait à la commande, comme ce fut le cas pour ceux de Lord Brougham, l'homme qui « lança » Cannes, ou de la tragédienne Rachel, ses principaux modèles furent cependant ses familiers et ses amis. Par la suite, il allait ouvrir un atelier après son installation dans le Midi de la France en 1863 et réaliser pour la bonne société en villégiature et les notables locaux des portraits, soignés, mais banals. Mais ce ne sont pas eux qui nous intéressent ici. Les premiers portraits de Nègre, dont les critiques de l'époque n'ont soufflé mot, ont au contraire la vivacité, la fraîcheur et le charme, l'absence de convention du non spécialiste, mais aussi la solidité de construction, la maîtrise de style d'un artiste véritable; ils apportent des solutions neuves et personnelles dans l'art du portrait photographique.
On ne retrouve sans doute pas chez eux, la force expressive des inoubliables effigies d’Hill et Adamson, ou de Nadar, le maître du genre. Un portrait de ce dernier qui figure à l'exposition, car Nègre l'a héliogravé (selon la tradition familiale, il se serait agit d'un portrait de Lamartine et la ressemblance est trompeuse, mais le modèle est en réalité le prince Czatorisky ! n° 154.), Permets d'apprécier les qualités qui manquent à Nègre: un traitement magistral de la lumière qui communique au modèle, une extraordinaire présence et une vérité psychologique saisissante. Nègre -qui pas plus que Nadar ne s'attarde sur la condition sociale du modèle -sans se désintéresser de l'élément psychologique, se montre surtout soucieux de créer une atmosphère d'ensemble: la figure est en général vue en pied, le regard est souvent détourné ou voilé, et c'est la silhouette qui joue un rôle important dans la caractérisation du portrait, tout comme le décor naturel -tous ses portraits sont pris en effet, en extérieur -réduit à quelques éléments abstraits, concourt activement à la construction de l'image. C'est par cette volonté d'intégrer tout naturellement la figure dans une composition formelle, sans pour autant imiter la peinture, (Portraits du sculpteur Préault, 1857 environ, n° 50, et de Lord Brougham, 1862, n° 52) que Nègre innove et que là encore, il préfigure certains portraits photographiques modernes, de Cartier Bresson ou de Kertezs par exemple.
L'admirable portrait de Rachel (1853), n° 44, est exceptionnel chez Nègre, tant par la conception que par la mise en page. L'expression énigmatique et douloureuse de l'actrice, y est rendue avec une si fascinante intensité que l’on peut se demander si elle l'utilisa comme elle en avait l'intention, dans un but publicitaire, lors de sa tournée en Russie.
Les techniques utilisées par Nègre :
Comme tous ses premiers photographes, qui préparaient eux-mêmes leurs papiers, dosaient leurs produits chimiques, et à l'occasion inventaient leur propre système de lentilles, Charles Nègre paraît avoir eu de solides bases en physique et chimie, ainsi qu'en témoignent les notes de ses carnets personnels conservés dans des collections particulières.
S'il a mis au point son propre procédé de reproduction photomécanique (voir « Héliogravure »), en photographie, Nègre semble s'être contenté de reprendre les techniques déjà éprouvées par d'autres avant lui, apportant tous ses soins en revanche à la perfection et au raffinement des tirages, car le résultat plastique comptait plus pour lui que l'invention de procédés nouveaux.
Ces techniques sont: 1°) Le daguerréotype, par lequel Nègre aborde la photographie en 1844 et qu'il pratique au moins jusqu'en 1847. Procédé mis au point par Daguerre et rendu public en 1839. Une image positive directe unique, car non reproductible, est obtenue sur une plaque métallique polie et sensibilisée à l’iode placé dans l'appareil. Cette image est développée grâce aux vapeurs mercurielles. Les daguerréotypes de Nègre, dont il ne reste que peu d'exemples, Le calotype (du grec Kalos : beau), procédé mis au point par l'anglais W. Fox Talbot en 1839 et que L.D. Blanquart-Evrard perfectionna et rendit public en France en 1847. L'image obtenue en négatif sur papier sensibilisé aux sels d'argent peut donner par application et exposition à la lumière sur une autre feuille de papier sensibilisée, autant d'images positives que l'on désire. Elle permet en outre une plus grande intervention des artistes dans l'image, non seulement manuelle; par exemple, par crayonnage du négatif, mais aussi chimique, en variant les manipulations au tirage, etc ...
L'utilisation du papier donne d'autre part à l'image une texture très particulière, riche et profonde, et le bain des tirages à l'hyposulfite de soude permet suivant les dosages une grande variété de tonalites, que Nègre savait exploiter magistralement. Nègre à réalisé dans cette technique presque toutes ses vues du Midi de la France, la majorité de ses scènes de genre et portraits. Il utilisait plus particulièrement le négatif papier cire mis au point par Gustave Legray, qui donnait au négatif une plus grande transparence et une plus grande solidité. Le négatif verre albumine -technique mise au point par Niepce de Saint-Victor, mais qu'il reprend à Hypolyte Bayard (cf. ses carnets) ou collodionné, -technique mise au point par l'anglais Scott Archer et introduite en France par L.A. de Brebisson en 1852. Albumine et collodion étaient des substances translucides et adhérentes qui permettaient de retenir les sels d'argent à la surface de la plaque de verre. Nègre cette technique pour ses scènes instantanées dès 1853 (l’émulsion est plus rapide vues de ports, et aussi lorsqu'il recherche une plus grande définition du détail grâce à la transparence accrue du médium (Chartres, 1855). Il obtient aussi grâce au verre d'admirables contrastes lumineux (1858-59).
N.B. Nègre mit au point, en 1851 un système de lentilles avec lequel il obtenait d de petits formats, très lumineuses qui selon lui auraient été presque instantanées Nègre ait fait part de son invention à l’académie et que les critiques en aient éloge, il ne semble pas que ce système permis de saisir le mouvement avec plus d'acuité; en revanche l'effet plastique) superbe et convaincant.
L'héliogravure :
Le tirage des épreuves photographiques était au début des années 1850 une opération artisanale des plus complexes, qui rendait le coût des images très élevées. D'autre part, le problème de l'altération de ces épreuves positives se posa avec acuité aux savants, photographes et artistes. Très tôt des praticiens passionnés par l'avenir de la photographie se tournèrent vers la recherche de procédés assurant la permanence de l'image photographique en métamorphosant celle-ci en planche gravée. Nicéphore Niepce, l'inventeur de la photographie, avait mis au point un procédé afin de reproduire, par l'héliogravure, des estampes, technique que son neveu Niepce de Saint-Victor avait amélioré tout en l'appliquant à la reproduction d'épreuves photographiques.
Pendant deux ans, de 1854 à 1856, Charles Nègre utilisa avec beaucoup de dextérité le procédé de Niepce de Saint-Victor, au point qu'Ernest Lacan, un des principaux critiques photographiques du temps, lorsqu'il vit les premiers essais de l'artiste dans le domaine de l'héliogravure (n° 136, 137, 138), fut particulièrement impressionné par la prouesse technique et la beauté du résultat (La Lumière, 21 octobre 1854).
Puis en 1856, Nègre déposa un brevet pour son procédé de « damasquinure et de gravure héliographique »; l'originalité de celui-ci réside essentiellement en un passage de la plaque d'acier (dont le vernis a reçu préalablement l'impression de l'image photographique par insolation) dans un bain d'or, avant utilisation de la galvanoplastie. Ce procédé permettait d'obtenir des valeurs allant du blanc au noir le plus vigoureux, en passant par toutes les gradations des demi-teintes contenues dans l'image originale. Cette technique d'un grand raffinement quant au résultat peut se rapprocher de la gravure en manière noire par la texture et l'esthétique, bien que le grainage de la plaque s'effectue évidemment là de façon très différente.
Dès 1854 et plus encore en 1856 Nègre se consacre avec passion à l'héliogravure, peut-être au détriment de sa propre création photographique et recueille régulièrement de nombreux éloges aux expositions françaises et étrangères (Paris 1855, Londres et Bruxelles 1856, Amsterdam 1860, etc... ).
Les planches qu'il réalise, en 1856 et en 1857 dans le cadre de la Monographie de la Cathédrale de Chartres (n° 142 et 143) constituent par leur dimension et leur réalisation magistrale (fidélité à l'image photographique, rendue des demi-teintes: vigueur des tons, finesse et transparence de la matière, ect…)
Un sommet de l’héliogravure. L’enthousiasme de la critique, qui voulut voir la réalisation la plus parfaite dans ce domaine à ce jour, fut unanime.
Ses recherches sur l'héliogravure amenèrent Nègre à s'intéresser au problème de l'édition photographique. II avait parfaitement conscience de l'importance grandissante que la photographie était appelée à prendre dans le développement des connaissances humaines et notamment dans un domaine qui était le sien, en assumant la vulgarisation des oeuvres d'art. Ses multiples projets d'édition et en particulier le Mémoire qu'il soumit à l'empereur (cf. « Paris ») nous en donnent la preuve.
En 1856, Nègre se porta candidat au Concours institué par le duc de Luynes pour récompenser le meilleur procédé photomécanique. En 1865, il signait avec le duc un contrat en vue de réaliser la fabrication de 50 plaques et des planches d'essai destinées à illustrer le Voyage d'exploration à la Mer Morte, à Petra et sur la rive gauche du Jourdain, entrepris par le duc, cela à partir des photographies de Louis Vignes (n° 146 à 152). Dans ces héliogravures, l'artiste, au moyen de nombreuses retouches, réinterprète parfois les photographies de Vignes très imparfaites techniquement et d'une faible définition dans un sens pictural et abstrait, presque symboliste, qui fait songer à certaines épreuves de ].B. Greene ou d'Emerson et annonce toutes les libertés de manipulations auxquelles se livreront les pictorialistes au tournant du siècle (n° 146). Le choix de Nègre pour ce travail important constituait en soit un heureux présage pour l'artiste,' mais en fin de compte le prix du duc de Luynes fut attribué, en 1867 à Alphonse Poitevin pour son procédé de photolithographie. Le procédé de Nègre fut considéré comme remarquable, mais pas assez pratique pour satisfaire à une grande production.
Nègre fut très déçu de ce résultat, car l'obtention du Prix aurait permis à sa technique de connaître un grand développement.
Dès lors, après avoir réalisé 64 planches pour le Voyage du duc de Luynes, dont les livraisons parurent de 1871 à 1875, ne se consacra-t-il plus guère à la gravure héliographique.
Nègre fut un des rares grands créateurs, photographie, de l'époque (avec notamment Baldus) à se consacrer à ce type de recherche et cela explique les qualités esthétiques particulièrement remarquables de sa production.
A la fin, du siècle, les pictorialistes avaient les mêmes exigences de raffinement que Charles Nègre marqueront pour l’héliogravure une véritable prédilection.
Le petit journal des grandes expositions éditées par la réunion des musées nationaux 1980
(cliquez sur chaque titre)
Charles Nègre Le joueur d'orgue de barbarie