Ackermann Louise-Victorine (1813-1890)

Pensée diverse

Pour des sonnets en fasse qui les aime :

Chacun son goût, mais ce n'est pas le mien.

Un bon, dit-on, vaut seul un long poème ;

Heureux qui peut en amener à bien.

Mon vers, hélas ! À l'humeur vagabonde ;

Ne lui parlez d'entraves seulement.

Un peu de rime, - encor Dieu sait comment !

S'il peut souffrir, c'est tout le bout du monde.

Ruisseau furtif, je le laisse courir

Parmi les prés, le livrant à sa pente ;

Il saute, il fuit, il gazouille, il serpente,

Chemin faisant, il voit ses bords fleurir.

Qu'un voyageur parfois s'y désaltère,

Et d'un merci le salue en partant,

Ou ses attraits qu'une jeune bergère

Vienne y mirer, c'est un ruisseau content.

 

Sous mes oliviers verts, en mon riant séjour,

Quand vous me croyez seul, j'ai bonne compagnie,

Bons livres; à ces gens d'aimable et doux génie

Je fais parfois un doigt de cour.

Les poètes légers descendent sur ma plage,

Leur esquif est à mon rivage

Amarré depuis plus d'un jour.

Oui, de tous lieux, chez moi s'empresse

La foule des chantres aimés ;

Mais par aucun, dans ma tendresse,

Certains Français ne sont primés ;

Ceux-là, ce sont mes rois, mes dieux et davantage.

Je suis à deux genoux devant leur bon langage

 

Net et sain, pur bon sens de grâce revêtu.

Que d'agréments dans leur sourire !

Le temps n'en a rien rabattu.

Ces tours charmants, fines fleurs du bien-dire,

Ont des beautés encor dont on est amoureux.

Veuille Dieu qu'en ce présent livre

Ait laissé trace au moins ma passion pour eux !

Contes y sont, lecteur, je te les livre ;

Dis-nous-en ton avis quand tu les auras lus.

Si je n'ai su d'attraits et grâces assorties

A ton gré les parer, il ne me reste plus

Qu'à jeter la lyre aux orties.


Aicard Jean (1848-1921)

C’est lui la poésie

Ah ! Nul n'a plus souci des roses, de l'aurore,

Des grâces d'avril et de mai ;

Des oiseaux et des fleurs, qui se souvient encore ?

Plus rien de naïf n'est aimé.

 

Non, ne le croyez pas. Consolons-nous, poètes ;

Le printemps a toujours sa cour ;

II est quelqu'un pour qui les avrils sont des fêtes ;

Il n'est pas mort, le grand amour.

 

Quand on n'entendrait plus rire de jeunes filles,

Par couples, dans les verts chemins ;

Quand le désir de l'or, seul souci des familles,

Ferait seul se toucher nos mains ;

 

Rien ne serait, perdu, fleurs, chansons, ni lumière,

Gloire des avrils triomphants ;

Car, ô nature en fleur, ta grâce coutumière

Plaît toujours aux. Petits enfants !

 

Ils savent, les petits, par-dessus toutes choses,

L'utilité des fleurs des champs ;

Il leur faut des oiseaux, des papillons, des roses,

Il faut les bercer par des chants.

 

Ils aiment la beauté fragile, et la cadence

Nécessaire à leur bon sommeil ;

L'azur est fait pour eux ; pour eux a lieu la danse

Des atomes clans du soleil.

 

Cependant qu'aux cités chacun suit son envie,

Dans l'oubli des vrais biens de Dieu,

L'enfant cherche, étranger, ce qui dans cette vie

Lui rappelle son pays bleu.

 

Un murmure, un rayon, voilà ce qui le charme ;

Une ombre, un cri le met en pleurs ;

C'est lui la poésie : un sourire, une larme,

L'amour des rayons et des fleurs. . .

 

La Muse, nu jour, le cœur navré de nos querelles,

Fuyait ce monde vicieux ;

Belle et triste, elle ouvrait déjà ses grandes ailes,

Prête à remonter dans les cieux. . .

 

Mais elle s'arrêta, - clémente au monde infâme

Où l'homme là l'homme est ennemi,

Parce qu'elle avait vu, bercé d'un chant de femme,

Sourire un enfant endormi.


Ajalbert Jean (1863-1947)

Petites ouvrières

Midi : voici sonner l'heure des ouvrières ;

Le soleil cuit l'asphalte mou sur les trottoirs.

C'est l'heure où, sur l'étain vulgaire des comptoirs,

Luisent les verres pleins d'absinthes meurtrières,

 

Midi : Plumes et fleurs et Robes et manteaux,

C'est un long défilé de filles maigrelettes

Sortant des ateliers pour faire leurs emplettes

De la charcuterie et de banals gâteaux.

 

D'autres, par deux ou trois, vont dans les crémeries ;

Et toutes se penchant pour lire le menu,

Choisissent, avec un frais sourire ingénu,

Dans la liste des mets, les plats à sucreries.

 

Ce mince déjeuner ne leur coûte pas cher ;

Quinze on vingt sous ; et puis deux sous de violettes ;

Et les mignonnes au travail rentrent seulettes,

Les fleurs se parfumant du parfum de leur chair.

 

Le rouge de leur joue est de mauvais augure ;

Un mal futur se lit dans leur regard drop clair ;

Leur rire sonne faux et tristement, dans l'air,

Malgré que la jeunesse anime leur figure.

 

Dans le Paris désert des jours lourds de l'été,

Moins pâles, cependant, sous la caresse amie

Du soleil embrasé, chauffant leur anémie,

Elles jettent, partout, un peu de leur gaieté.

 

Couturières, les dés protègent leurs doigts probes.

Leur paire de ciseaux pend au bout d'un lacet

Et, comme pour monter à l'assaut du corset

Un bout de fil serpente aux traînes de leurs robes.

 

Elles causent du plus récent assassinat,

De suicides par amour et de mariages,

Cependant que leurs yeux lorgnent, aux étalages,

Les bijoux défendus, sur des coussins grenat,

 

Des vieillards «  allumés » par leur démarche lente,

Leur murmurent des mots ignobles, en passant :

Elles prennent, alors, un grand air innocent

Et rougissent avec une candeur troublante...

 

De nouveau la rue est paisible. Le soleil

Caniculaire luit sur le zinc des toitures.

Tandis que, dans le sourd ronflement des voitures,

Bourgeoisement, la rue a repris son sommeil.


Algernon Charles Swinburne ( 1837-1909)

La ballade de Mélicerte (A la mémoire de Théodore de Banville)

La Mort, lumière surpassant en éclat la vie, mande aux cieux de résorber

Etoile à étoile les âmes dont la lueur fit divine la terre.

La mort, nuit surpassant en éclat le jour, voit flagrer et fleurir,

Fleur à fleur, et soleil à soleil, les renommées qui brillent

Immortelles à son firmament, plus hautes que la vie ne contempla leur signe souverain

Simonide de Céos mort jadis, récemment ressuscité,

Rendu par Dieu une fois de plus, une fois de plus pleuré des hommes,

Reluisait hier soir ô gloire frêle comme le souffle.

Frêle ? Mais le souffle de la renommée ravive, avive, couve en sa garde

Une vie si douce que celle-ci qui meurt et rejette la mort.

 

Le maternel amour, le frisson ravi de la mer, de qui le flanc

Engendre une éternelle vie de joie qui mord comme l'âpreté de l'onde,

L'orgueil de la chanson, et la joie d'oser la destinée du chanteur,

La tristesse douce comme le sommeil, et le rire clair comme un vin,

Empourprèrent et emplirent de fragrances embrasées sa ligne lyrique.

Et telle la conque profère, comme la corde au heurt du plectre,

Une musique disant toute la musique de la mer en elle accumulées,

Poète bien-aimé, dont la louange est dite par notre douleur,

Telles tes chanson, gardant ton âme, et, telles, restituent,

Une vie si douce que celle-ci qui meurt et rejette la mort.

 

Cote à côte, nous pleurâmes au tombeau d'or de Gautier

Ici, en esprit, me voici debout et qui pleure auprès du tien

Pourtant nulle haleine de mort n'en provient hostile, nulle ombre ne s'en projette lugubre,

Seule une lumière à ébloui l'or vierge du suprême filon,

Seule une vapeur d'encens tiède du tabernacle même de l'amour.

Ni la rivière de ténèbres, le gué stygien qui s'interpose,

Ni l'heure qui vient férir et fendre comme une épée.

Ni la nuit victorieuse d'une lumière périssable

Ne sauront abattre, ni soumettre, ni séparer de nous par quelque arrêt abhorré

Une vie si douce que celle-ci qui meurt et rejette la mort.

 

Prince de la chanson plus douce que le miel, lyrique Seigneur,

Ta France ne pleure pas seule, ici, une lumière qu'elle adorait,

De qui la renommée que l'amour illumine est l'héritage du monde :

Des étrangers aussi, frère aujourd'hui, saluant en unisson de cœur

Une vie si douce que celle-ci qui meurt et rejette la mort.

 


Anvers Alexis-Félix (1806-1850)

La ressemblance

Sur tes riches tapis, sur ton divan qui laisse 
Au milieu des parfums respirer la mollesse,
En ce voluptueux séjour,
Où loin de tous les yeux, loin des bruits de la terre, 
Les voiles enlacés semblent, pour un mystère,
Eteindre les rayons du jour, 

Ne t'enorgueillis pas, courtisane rieuse,
Si, pour toutes tes sœurs ma bouche sérieuse
Te sourit aussi doucement,
Si, pour toi seule ici, moins glacée et moins lente,
Ma main sur ton sein nu s'égare, si brûlante 
Qu'on me prendrait pour un amant.

Ce n'est point que mon cœur soumis à ton empire, 
Au charme décevant que ton regard inspire
Incapable de résister,
A cet appât trompeur se soit laissé surprendre
Et ressente un amour que tu ne peux comprendre,
Mon pauvre enfant ! ni mériter.

Non : ces rires, ces pleurs, ces baisers, ces morsures, 
Ce cou, ces bras meurtris d'amoureuses blessures,
Ces transports, cet oeil enflammé ;
Ce n'est point un aveu, ce n'est point un hommage
Au moins : c'est que tes traits me rappellent l'image
D'une autre femme que j'aimai.

Elle avait ton parler, elle avait ton sourire,
Cet air doux et rêveur qui ne peut se décrire. 
Et semble implorer un soutien ;
Et de l'illusion comprends-tu la puissance ? 
On dirait que son oeil, tout voilé d'innocence,
Lançait des feux comme le tien. 

Allons : regarde-moi de ce regard si tendre,
Parle-moi, touche-moi, qu'il me semble l'entendre
Et la sentir à mes côtés.
Prolonge mon erreur : que cette voix touchante 
Me rende des accents si connus et me chante 
Tous les airs q'elle m'a chantés !

Hâtons-nous, hâtons-nous ! Insensé qui d'un songe 
Quand le jour a chassé le rapide mensonge,
Espère encor le ressaisir !
Qu'à mes baisers de feu ta bouche s'abandonne, 
Viens, que chacun de nous trompe l'autre et lui donne 
Toi le bonheur, moi le plaisir !


Apollinaire Guillaume (1880-1982)

Zone

À la fin tu es las de ce monde ancien

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine

Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes

La religion seule est restée toute neuve la religion

Est restée simple comme les hangars de Port Aviation

Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme

L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X

Et toi que les fenêtres observent la honte te retient

D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin

Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut

Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux

Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d'aventures policières

Portraits des grands hommes et mille titres divers

J'ai vu ce matin une rue dont j'ai oublié le nom

Neuve et propre du soleil elle était le clairon

Les directeurs les ouvriers et les belles sténodactylographes

Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent

Le matin par trois fois la sirène y gémit

Une cloche rageuse y aboie vers midi

Les inscriptions des enseignes et des murailles

Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent

J'aime la grâce de cette rue industrielle

Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l'avenue des Ternes

Voilà la jeune rue et tu n'es encore qu'un petit enfant

Ta mère ne t'habille que de bleu et de blanc

Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize

Vous n'aimez rien tant que les pompes de l'Église

Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette

Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège

Tandis qu'éternelle et adorable profondeur améthyste

Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ

C'est le beau lys que tous nous cultivons

C'est la torche aux cheveux roux que n'éteint pas le vent

C'est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère

C'est l'arbre toujours touffu de toutes les prières

C'est la double potence de l'honneur et de l'éternité

C'est l'étoile à six branches

C'est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche

C'est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs

Il détient le record du monde pour la hauteur

Pupille Christ de l’œil

Vingtième pupille des siècles il sait y faire

Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l'air

Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder

Ils disent qu'il imite Simon Mage en Judée

 

Ils crient s'il sait voler qu'on l'appelle voleur

Les anges voltigent autour du joli voltigeur

Icare Énoch Élie Apollonius de Thyane

Flottent autour du premier aéroplane

Ils s'écartent parfois pour laisser passer ceux qui portent la Sainte-Eucharistie

Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l'hostie

L'avion se pose enfin sans refermer les ailes

Le ciel s'emplit alors de millions d'hirondelles

À tire d'aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux

D'Afrique arrivent les ibis les flamands les marabouts

L'oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes

Plane tenant dans les serres le crâne d'Adam la première tête

L'aigle fond de l'horizon en poussant un grand cri

Et d'Amérique vient le petit colibri

De Chine sont venus les pihis longs et souples

Qui n'ont qu'une seule aile et volent par couples

Puis voici la colombe esprit immaculé

Qu'escortent l'oiseau-lyre et le paon ocellé

Le phénix ce bûcher qui soi-même s'engendre

Un instant voile tout de son ardente cendre

Les sirènes laissant les périlleux détroits

Arrivent en chantant bellement toutes trois

Et tous aigle phénix et pihis de la Chine

Fraternisent avec la volante machine

Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule

Des troupeaux d'autobus mugissants près de toi roulent

L'angoisse de l'amour te serre le gosier

Comme si tu ne devais jamais plus être aimé

Si tu vivais dans l'ancien temps tu entrerais dans un monastère

Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière

Tu te moques de toi et comme le feu de l'Enfer ton rire pétille

Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie

C'est un tableau pendu dans un sombre musée

Et quelquefois tu vas le regarder de près

Aujourd'hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées

C'était et je voudrais ne pas m'en souvenir c'était au déclin de la beauté

Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m'a regardé à Chartres

Le sang de votre Sacré-cœur m'a inondé à Montmartre

Je suis malade d'ouïr les paroles bienheureuses

L'amour dont je souffre est une maladie honteuse

Et l'image qui te possède te fait survivre dans l'insomnie et dans l'angoisse

C'est toujours près de toi cette image qui passe

Maintenant tu es au bord de la Méditerranée

Sous les citronniers qui sont en fleur toute l'année

Avec tes amis tu te promènes en barque

L'un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques

Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs

Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur

Tu es dans le jardin d'une auberge aux environs de Prague

Tu te sens tout heureux une rose est sur la table

 

Et tu observes au lieu d'écrire ton conte en prose

La cétoine qui dort dans le cœur de la rose

Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit

Tu étais triste à mourir le jour où tu t'y vis

Tu ressembles au Lazare affolé par le jour

Les aiguilles de l'horloge du quartier juif vont à rebours

Et tu recules aussi dans ta vie lentement

En montant au Hradchin et le soir en écoutant

Dans les tavernes chanter des chansons tchèques

Te voici à Marseille au milieu des pastèques

Te voici à Coblence à l'hôtel du Géant

Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon

Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide

Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde

On y loue des chambres en latin Cubicula locanda

Je me souviens j'y ai passé trois jours et autant à Gouda

Tu es à Paris chez le juge d'instruction

Comme un criminel on te met en état d'arrestation

Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages

J'ai vécu comme un fou et j'ai perdu mon temps

Tu n'oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter

Sur toi sur celle que j'aime sur tout ce qui t'a épouvanté

Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants

Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent les enfants

Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare

Ils ont foi dans leur étoile comme les rois-mages

Ils espèrent gagner de l'argent dans l'Argentine

Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune

Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre cœur

Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels

Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent

Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des bouges

Je les ai vu souvent le soir ils prennent l'air dans la rue

Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs

Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque

Elles restent assises exsangues au fond des boutiques

Tu es debout devant le zinc d'un bar crapuleux

Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux

Tu es la nuit dans un grand restaurant

Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant

Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant

Elle est la fille d'un sergent de ville de Jersey

Ses mains que je n'avais pas vues sont dures et gercées

J'ai une pitié immense pour les coutures de son ventre

J'humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche

Tu es seul le matin va venir

 

Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues

La nuit s'éloigne ainsi qu'une belle Métive

C'est Ferdine la fausse ou Léa l'attentive

Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie

Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie

Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied

Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée

Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance

Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances

Adieu Adieu

Soleil cou coupé


Aragon Louis (1897-1982)

Est-ce ainsi que les hommes vivent

Tout est affaire de décor 

Changer de lit changer de corps 

À quoi bon puisque c'est encore 

Moi qui moi-même me trahis 

Moi qui me traîne et m'éparpille 

Et mon ombre se déshabille 

Dans les bras semblables des filles 

Où j'ai cru trouver un pays. 

Cœur léger cœur changeant cœur lourd 

Le temps de rêver est bien court 

Que faut-il faire de mes nuits 

Que faut-il faire de mes jours 

Je n'avais amour ni demeure 

Nulle part où je vive ou meure 

Je passais comme la rumeur 

Je m'endormais comme le bruit. 

C'était un temps déraisonnable 

On avait mis les morts à table 

On faisait des châteaux de sable 

On prenait les loups pour des chiens 

Tout changeait de pôle et d'épaule 

La pièce était-elle ou non drôle 

Moi si j'y tenais mal mon rôle 

C'était de n'y comprendre rien 

Est-ce ainsi que les hommes vivent 

Et leurs baisers au loin les suivent 

Dans le quartier Hohenzollern 

Entre La Sarre et les casernes 

Comme les fleurs de la luzerne 

Fleurissaient les seins de Lola 

Elle avait un cœur d'hirondelle 

Sur le canapé du bordel 

Je venais m'allonger près d'elle 

Dans les hoquets du pianola. 

Le ciel était gris de nuages 

Il y volait des oies sauvages 

Qui criaient la mort au passage 

Au-dessus des maisons des quais 

Je les voyais par la fenêtre 

Leur chant triste entrait dans mon être 

Et je croyais y reconnaître 

Du Rainer Maria Rilke. 

Est-ce ainsi que les hommes vivent 

Et leurs baisers au loin les suivent. 

Elle était brune elle était blanche 

Ses cheveux tombaient sur ses hanches 

Et la semaine et le dimanche 

Elle ouvrait à tous ses bras nus 

Elle avait des yeux de faïence 

Elle travaillait avec vaillance 

Pour un artilleur de Mayence 

Qui n'en est jamais revenu. 

Il est d'autres soldats en ville 

Et la nuit montent les civils 

Remets du rimmel à tes cils 

Lola qui t'en iras bientôt 

Encore un verre de liqueur 

Ce fut en avril à cinq heures 

Au petit jour que dans ton cœur 

Un dragon plongea son couteau 

Est-ce ainsi que les hommes vivent 

Et leurs baisers au loin les suivent


d’Aubigné Théodore Agrippa (1552-1630)

J'ouvre mon estomac, une tombe sanglante

J'ouvre mon estomac, une tombe sanglante
De maux ensevelis. Pour Dieu, tourne tes yeux,
Diane, et vois au fond mon cœur parti en deux,
Et mes poumons gravés d'une ardeur violente,

Vois mon sang écumeux tout noirci par la flamme,
Mes os secs de langueurs en pitoyable point
Mais considère aussi ce que tu ne vois point, 
Le reste des malheurs qui saccagent mon âme.

Tu me brûles et au four de ma flamme meurtrière 
Tu chauffes ta froideur : tes délicates mains 
Attisent mon brasier et tes yeux inhumains 
Pleurent, non de pitié, mais flambants de colère.

À ce feu dévorant de ton ire allumée 
Ton oeil enflé gémit, tu pleures à ma mort, 
Mais ce n'est pas mon mal qui te déplait si fort 
Rien n'attendrit tes yeux que mon aigre fumée.

Au moins après ma fin que ton âme apaisée 
Brûlant le cœur, le corps, hostie à ton courroux, 
Prenne sur mon esprit un supplice plus doux, 
Étant d'ire en ma vie en un coup épuisée.


Autran Joseph (1819-1877)

Élégies : 1.2.3. Sur un volume des harmonies.

Celui-là c'est le chef, c'est le chanteur insigne

Qui jette dans l'azur les perles de sa voix ;

C'est le poète heureux, qui possède à la fois

Le vol puissant de l'aigle et la blancheur. du cygne.

 

Son vers est toujours grand, toujours pur, toujours digne ;

Il a les larges bruits de la mer et des bois.

Ni le temple des dieux ni le palais des rois

N'ont, sous le firmament, cette beauté de ligne.

 

Poète aérien, debout sur les sommets,

Il  regarde toujours vers l'éternelle voûte ;

Il vit de l'air du temps, n'usant pas d'autres mets.

 

C'est une âme qui chante et que mon âme écoute ;

Et, quand à son esprit, dont quelquefois on doute,

Il en a d'autant plus qu'il n'en montre jamais.