Bannerot Georges (1891-1917)

Aux morts

Plus tard, quand nous serons arrêtés en extase

Devant le monument, la statue ou la fleur,

L'attitude de l'arbre et la forme du vase,

La noblesse du paysage ou sa douceur ;

 

Quand nous écouterons la frissonnante emphase

Des violons, le chant magnétique d'un chœur,

Quand le rythme d'un vers, la courbe d'une phrase

Éveilleront en nous la divine stupeur,

 

Soudain, nous songerons aux obscurs sacrifices

Qui nous ont conservé le beffroi délicat,

La ville, son passé de faste et d'apparat,

 

Et nous ne pourrons plus trouver mêmes délices

A la douceur de vivre où vous n'aurez point part,

 

O vous les morts, tombés pour que rien ne périsse

Du patrimoine saint de la Terre et de l'Art.


Banville Théodore de (1823-1891)

La belle Véronique

Ce fut un beau souper, ruisselant de surprises.

Les rôtis, cuits à point, n'arrivèrent pas froids ;

Par ce beau soir d'hiver, on avait des cerises

Et du johannisberg, ainsi que chez les rois.

 

Tous ces amis joyeux, ivres, fiers de leurs vices,

Se renvoyaient les mots comme un clair tambourin ;

Les dames, cependant, suçaient des écrevisses

Et se lavaient les doigts avec le vin du Rhin.

 

Après avoir posé son verre encore humide,

Un tout jeune homme, épris de songes fabuleux,

Beau comme Antinoüs, mais quelque peu timide,

Suppliait dans un coin sa voisine aux yeux bleus.

 

Ce fut un grand régal pour la troupe savante

Que cette bergerie, et les meilleurs plaisants

Se délectaient de voir un fou croire vivante

Véronique aux yeux bleus, ce joujou de quinze ans.

 

Mais l'heureux couple avait, parmi ce monde étrange,

L'impassibilité des Olympiens ; lui,

Savourant la démence et versant la louange,

Elle, avalant sa perle avec un noble ennui.

 

L'ardente causerie agitait ses crécelles

Sur leurs têtes ; pourtant, quoi qu'il en pût coûter,

Ils avaient les regards si chargés d'étincelles

Que chacun à la fin se tut pour écouter.

 

-- « Vraiment ? Jusqu’à mourir ! » s'écriait Véronique,

En laissant flamboyer dans la lumière d'or

Ses dents couleur de perle et sa lèvre ironique ;

« Et si je vous disais : « Je veux le Kohinnor ? »

 

(Elle jetait au vent sa tête fulgurante,

Pareille à la toison d'une angélique miss

Dont l'aile des steam-boats à la mer de Sorrente

Emporte avec fierté les cargaisons de lys !)

 

-- « Chère âme, » répondit le rêveur sacrilège,

« J'irais la nuit, tremblant d'horreur sous un manteau,

Blême et pieds nus, voler ce talisman, dussé-je

Ensuite dans le cœur m'enfoncer un couteau. »

 

Cette fois, par exemple, on éclata. Le rire,

Sonore et convulsif, orageux et profond,

Joyeux jusqu'à l'extase et gai jusqu'au délire,

Comme un flot de cristal montait jusqu'au plafond.

 

C'est un hôte ébloui, qui toujours nous invite.

La fille d'Eve eut seule un éclair de pitié ;

Elle baisa les yeux de l'enfant, et bien vite

Lui dit, en se penchant dans ses bras à moitié :

 

-- « Ami, n'emporte plus ton cœur dans une orgie.

Ne bois que du vin rouge, et surtout lis Balzac.

Il fut supérieur en physiologie

Pour avoir bien connu le fond de notre sac.

 

Ici, comme partout, l'expérience est chère.

Crois-moi, je ne vaux pas la bague de laiton

Si brillante jadis à mon doigt de vachère,

Dans le bon temps des gars qui m'appelaient Gothon ! »

 


Barbier Auguste (1805-1882)

Quatre-vingt-treize

Un jour que de l'État le vaisseau séculaire,

Fatigué trop longtemps du roulis populaire,

Ouvert de toutes parts, à demi démâté,

Sur une mer d'écueils, sous des cieux sans étoiles,

Au vent de la Terreur qui déchirait ses voiles,

S'en allait échouer la jeune Liberté ;

 

Tous les rois de l'Europe, attentifs au naufrage,

Tremblèrent que la masse, en heurtant leur rivage,

Ne mit du même choc les trônes au néant ;

Alors, comme forbans qui guettent une proie,

On les vit tous s'abattre, avec des cris de joie,

Sur les flancs dégarnis du colosse flottant.

 

Mais lui , tout mutilé des coups de la tempête,

Se dressa sur sa quille, et, relevant la tête,

Hérissa ses sabords d'un peuple de héros,

Et rallumant soudain ses foudres désarmées,

Comme un coup de canon lâcha quatorze armées,

Et l'Europe à l'instant rentra dans son repos.

 

Sombre quatre-vingt-treize, épouvantable année,

De lauriers et de sang grande ombre couronnée,

Du fond des temps passes ne te relève pas !

Ne te relève pas pour contempler nos guerres,

Car nous sommes des nains à côté de nos pères,

Et tu rirais vraiment de nos maigres combats.

 

Oh ! nous n'avons plus rien de ton antique flamme.

Plus de force au poignet, plus de vigueur dans l'âme,

Plus d'ardente amitié pour les peuples vaincus ;

Et quand parfois au cœur il nous vient une haine,

Nous devenons poussifs, et nous n'avons d'haleine

Que pour trois jours au plus.

Janvier 1831


Barney Nathalie Clifford (1876-1972)

Mes morts

A chaque projet de voyage

Une blessure s'ouvre en moi.

- J'ai trop bien aimé des visages

Pendant des saisons ou des mois ! -

Semblant choisir une personne

- Aigu comme un chat Siamois

Mon désir fixe s'y cramponne

De ses yeux clairs, phosphorescents.

Et je te prends et je me donne

Et tout redevient innocent :

Deux fauves vivant leur idylle

De cris, puis, âme, vos accents !

Et c'est l'amour qui fait la ville

Déserte et peuple le désert.

- Allons à Tunis, à Séville ?

A Bagdad, au pôle sud ? - vers

Ce jardin suspendu, miracle,

Ce lit de fleurs sur l'univers !

 

Seules ensemble, qu'on me bâcle

Ces souvenirs : que libres nus

Nous échappions aux débâcles...

Quels sont ces êtres inconnus

Nous attendant a près la houle

Au nouveau monde survenus ?

Quels sont ces mendiants, ces foules ?

- Ah ! tous nos morts sont avec nous !

J'ai le vin triste : rien ne saoule !

 

Et seuls à seule et à genoux ,

Mes morts sont venus me reprendre.

- Où fuir leurs terribles yeux doux ?

Pas de Cythère, il faut descendre

- Il faut se quitter au retour ?

Chez moi plus rien ne me demande

Assez de landes et de « moors »,

De villas et de cimetières -

Pour t'enterrer vivant, amour ?

Et vous, mes ardentes poussières,

Vous tous, mes morts, mes Sans Soucis,

Je vous reviens donc tout entière ?

 

Ces quais, ces platanes : Passy !

Je vous reconduis à la porte

Du cimetière que voici !

Trop tard pour entrer, mais qu'importe ?

- Ce haut navire attend Paris.

Mon tout dernier amour, ma morte ...

Pleurez encor, mes yeux taris ! ...


Baron Denne (1780-1854)

Zéphyre

Il est un demi-dieu, charmant, léger, volage:

Il devance l’aurore, et, d'ombrage en ombrage

II fuit devant le char du jour :

Sur son dos éclatant, où frémissent deux ailes,

S'il portait un carquois  et des flèches cruelles,

Vos yeux le prendraient pour l'Amour.

 

C'est lui qu'on voit le soir, quand les Heures voilées

Entr’ouvrent du couchant les portes étoilées,

Glisser dans l'air à petit bruit ;

C'est lui qui donne encore une voix aux Naïades.

Des soupirs à Syrinx, des concerts aux Dryades,

Et de doux parfums à la nuit.

 

zéphyre est son doux nom ; sa légère origine,

Pure comme l'éther, trompa l'oeil de Lucine,

Et n'eut pour témoins que les airs ;

D'un soupir du printemps, d'un soupir de l'Aurore,

Dans son liquide azur le ciel le vit éclore.

Comme un alcyon sur les mers,

 

Ce n'est point un enfant, mais il sort de l'enfance ;

Entre deux myrtes verts tantôt il se balance,

Tantôt il joue au bord des eaux ;

Ou glisse sur le lac, ou promène sur l'onde

Les filets d'Arachné, la feuille vagabonde,

Et le nid léger des oiseaux.

 

Souvent sur les hauteurs de Cynthe ou d'Érymanthe,

Sous les abris voûtés d'une source écumante,

Il lutine Diane au bain ;

Ou quand, aux bras de Mars, Vénus s'est endormie,

Sur leur couche effeuillant un rosier d'Idalie,

Il les cache aux yeux de Vulcain.

 

Parfois aux antres creux, palais bizarre et sombre

De la sauvage Écho, du sommeil et de l'ombre,

Du Lion il fuit les ardeurs ;

Parfois dans un vieux chêne, aux forêts de Cybéle.

Dans le calme des nuits il berce Philomèle,

Son nid, ses chants et ses malheurs.

…………………………………………………….

…………………………………………………….

Puisses-tu, beau Zéphyre auprès de ton poète,

Pour seul prix de mes vers, an fond de ma retraite,

Caresser un jour mes vieux ans !

Et si le sort le veut, puisse un jour ton haleine,

Sur les bords fortunés de mon petit domaine,

Bercer mes épis jaunissants !


Bartas Guillaume de Salluste seigneur du (1544-1590)

Éloge à la lune

Ô le second honneur des celestes chandelles,
Asseuré calendrier des fastes eternelles,
Princesse de la mer, flambeau guide-passant,
Conduy-somme, aime-paix, que diray-je, ô croissant,
De ton front inconstant, qui fait que je balance
Tantost ça tantost là d'une vaine inconstance,
Si par l'oeil toutesfois l'humain entendement
De corps tant esloignez peut faire jugement,
J'estime que ton corps est rond comme une bale,
Dont la superficie en tous lieux presque égale
Comme un miroir poli, or dessus or dessous,
Rejette la clarté du soleil, ton espoux.
Car comme la grandeur du mari rend illustre
La femme de bas lieu, tout de mesme le lustre
Du chaleureux Titan esclaircit de ses rais
Ton front, qui de soy-mesme est sombrement espais.
Or cela ne se fait tousjours de mesme sorte, 
Ains d'autant que ton char plus vistement t'emporte
Que celuy du soleil, diversement tu luis
Selon que plus ou moins ses approches tu fuis.
C'est pourquoi chaque mois, quand une nopce heureuse
R'allume dans vos corps une ardeur amoureuse,
Et que, pour t'embrasser, des estoilles le roy,
Plein d'un bouillant désir, raye à plomb dessus toy,
Ton demi rond, qui void des mortels la demeure,
Suyvant son naturel, du tout sombre demeure.
Mais tu n'as pas si tost gaigné son cler costé,
Qu'en ton flanc jà blanchit un filet de clarté,
Un arceau mi-bandé, qui s'enfle où moins ta coche
Du char rameine-jour de ton espoux approche,
Et qui parfait son rond soudain que ce flambeau
D'un opposite aspect le regarde à niveau,
De ce point peu à peu ton plein se diminue,
Peu à peu tu te fais vers l'occident cornue,
Jusqu'à ce que, tombant es bras de ton soleil,
Vaincue du plaisir, tu refermes ton oeil.
Ainsi tu te refais, puis tu te renouvelles,
Aymant tousjours le change, et les choses mortelles,
Comme vivant sous toy, sentent pareillement
L'insensible vertu d'un secret changement


Baudelaire Charles Pierre (1821-1867)

Correspondances

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies

– Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,

Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,

Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

J'aime le souvenir de ces époques nues,

Dont Phoebus se plaisait à dorer les statues.

Alors l'homme et la femme en leur agilité

Jouissaient sans mensonge et sans anxiété

Et, le ciel amoureux leur caressant l'échine,

Exerçaient la santé de leur noble machine.

Cybèle alors, fertile en produits généreux,

Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux,

Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes,

Abreuvait l'univers à ses tétines brunes.

L'homme, élégant, robuste et fort, avait le droit

D'être fier des beautés qui le nommaient leur roi ;

Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures,

Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures

Le Poète aujourd'hui, quand il veut concevoir

Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir

La nudité de l'homme et celle de la femme,

Sent un froid ténébreux envelopper son âme

Devant ce noir tableau plein d'épouvantement.

0 monstruosités pleurant leur vêtement

0 ridicules troncs ! torses dignes des masques !

0 pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques,

Que le dieu de l'Utile, implacable et serein,

Enfants, emmaillota dans ses langes d'airain !

Et vous, femmes, hélas ! pâles comme des cierges,

Que ronge et que nourrit la débauche; et vous, vierges,

Du vice maternel traînant l'hérédité

Et toutes les hideurs de la fécondité! 

 

Nous avons, il est vrai, nations corrompues,

Aux peuples anciens des beautés inconnues

Des visages rongés par les chancres du cœur,

Et comme qui dirait des' beautés de langueur;

Mais ces inventions de nos muses tardives

N'empêcheront jamais les races maladives

De rendre à la jeunesse un hommage profond,

– A la sainte jeunesse, à l'air simple, au doux front,

A l’œil limpide et clair ainsi qu'une eau courante,

Et qui va répandant sur tout, insouciante

Comme l'azur du ciel les oiseaux et les fleurs,

Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs !

 

 

Sur les fleurs du mal

A quelques censeurs

On connaît le procès fait à Baudelaire lors de la parution des Fleurs du mal. De nombreux contemporains, et non des moindres, prirent publiquement sa défense : Edouard Thierry, Dulamon, J. Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau, Sainte-Beuve, le marquis de Custine,

Emile Deschamps.    

 

1. Ces vers ont été adressés à Charles Baudelaire huit jours avant le procès des Fleurs du mal.

 

Ces bouquets effrayants de Charles Baudelaire

S'en iraient, déchirés au vent de la colère

Non, messieurs !– le Réel est ici le sujet,

En brisant le miroir détruirait-on l'objet ?

Sa peinture, après tout, n'est pas l'apologie.

Le danger radical, c'est une sale orgie

Masquée en beau gala ; c'est l'onduleux serpent

Qui caresse et qui bave, et s'élève, en rampant ;

Le danger radical, c'est la page hypocrite,

Pensée avec le fiel avec le musc écrite ;

C'est l'ongle venimeux qui sortira d'un gant ;

C'est l'ulcère, que couvre un satin élégant ;

C'est, au théâtre impur, une mielleuse enseigne.

Voilà ce dont tout cœur et se révolte et saigne,

S'il est encor trempé du sacre baptismal.

Mais le livre, qui grave à son front Fleurs du mal,

Ne dit-il pas d'abord tout ce qu'il porte au ventre ?

Aux couvents, aux salons son nom défend qu'il entre

Et, sombre exception, comme certain traité

Des docteurs de l'Église ou de la Faculté,

Il proclame très-haut, par sa seule cocarde,

Que le monde avec lui doit se tenir en garde,

Et qu'enfin, sa légende horrible, il ne la dit

Qu'au philosophe artiste, au penseur érudit.

Les livres ont leur cercle assigné. - L'Évangile

Est pour tous les humains; pour bon nombre, Virgile ;

Juvénal, pour plusieurs ; d'autres, pour quelques-uns.

Tous remèdes à tous ne sont pas opportuns.

 

Et faut-il, pour cela, supprimer les dictames

Qui ne s'adresseraient qu'à vingt corps ou vingt âmes ?

Et puis, Les Fleurs du mal, quel mal en craindrait-on ?

Leur langage est le vers. qui donne peu le ton

C'est un préservatif. un mur inaccessible,

Et la contagion, en vers, n'est pas possible.

A moins qu'on ne les chante, et ce n'est point le cas,

Ou que des imprudents et des trop délicats

Ne dénoncent la chose aux sots qu'ils électrisent,

Et, voulant la punir, ne la popularisent.

D'ailleurs, l'art est un voile, et c'est un fait connu

Que toute poésie est chaste dans son nu.

Bien plus, il est des temps, à traîner sur la claie,

Dont aucun baume, hélas 1 ne peut sécher la plaie ;

II faut donc la sonder à toute profondeur,

Et, pour seul antidote, étaler sa hideur.

– Vous connaissez ce père,, à bout de remontrances

Auprès d'un jeune fils, froid et sourd à ses transes,

Qu'appelait la débauche en son gouffre béant.

Las de voir ses conseils, son exemple à néant,

Le père, à l'hôpital des impudiques femmes,

Un jour, mena son fils, et sur les lits infâmes

Lui montrant la torture et l'horreur de la chair

« Crois-tu que leurs plaisirs soient payés assez cher ? »

Et de là, sous le toit des hommes, leurs complices,

Épouvanta ses yeux par les mômes supplices,

Et, – ce que n'avaient fait prières ni sermons,

Le spectacle du mal, qu'en tremblant nous nommons,

Rappela vers le bien le jeune homme en délire.

Cette cure terrible est le droit de la lyre.

Le droit pour chaque vice. et le poète aussi,

Tuteur honni d'un siècle à mal faire endurci,

Doit pétrir hardiment, comme un remède étrange,

Cynique par vertu, le sang avec la fange,

Sûr d'effrayer du moins ceux qu'il ne touche plus.

Tel est cet empirisme auquel tu te complus,

Baudelaire, héroïque et sauvage système,

Qu'un monde inattentif peut frapper d'anathème,

Car il le faut creuser en toute liberté.,

Pour en bien concevoir l'âpre nécessité.

Tu mis un grand talent au bout d'un grand courage,

Et traversas ainsi le formidable orage.

On le reconnaîtra, poète; on ne peut pas

Condamner le chemin pour quelques mauvais pas.

 

L'âme est un noir mystère, et peut-être la tienne

Cache-t-elle en ses plis toute la loi chrétienne.

Seulement, tu devras, crois-moi, la dégager,

Et, dans le champ du mal rapide passager,

Loin de ce sombre enfer t'en aller, sur ton aile,

Ouvrant les régions de splendeur éternelle,

Pour aborder enfin, cœur absous et guéri,

Au Paradis profond de Dante Alighieri !

Émile Deschamps

Versailles 12 août 1857


Belleau Rémy (1528-1577)

Pendant que votre main

Pendant que votre main docte, gentille et belle

Va triant dextrement les odorantes fleurs

Par ces prés émaillés en cent et cent couleurs,

Par le sacré labeur de la troupe immortelle :

 

Gardez qu'Amour tapi sous la robe nouvelle

De quelque belle fleur n'évente ses chaleurs,

Et qu'au lieu de penser amortir vos douleurs,

D'un petit trait de feu ne vous les renouvelle.

 

En recueillant des fleurs la fille d'Agénor

Fut surprise d'Amour, et Prosperine encor

L'une fille de roi, l'autre toute déesse.

Il ne faut seulement que souffler un bien peu

Le charbon échauffé, pour allumer un feu,

Duquel vous ne pourriez enfin être maîtresse.


Benoît Pierre (1886-1962)

Sainte perpétue

Le matin souriait quand nous te traversâmes,

Humide et froid tunnel, porte Bab-el-Kadra ;

Les jardins épanchaient leurs innombrables âmes

Dans un parfum charmant de miel et de cédrat.

 

Le glou-glou des chameaux résonnait sur la route ;

Nos juments se cabraient lorsque nous les croisions ;

Ils avaient ce regard infini que veloute

Un pauvre rang de cils irréguliers et longs.

 

Je souffrais en voyant sous les sangles coupantes

La peau pleine de sang des petits ânes noirs

Qui, pour boire, laissaient leurs humbles têtes lentes

Chercher l'eau savonneuse et rare des lavoirs.

 

Des papillons d'azur dans la lumière blonde

Surgissaient brusquement comme des traits de feu...

Vase rond de saphir renversé sur le monde,

Le ciel nous enfermait, opaque, immense, bleu.

 

II

 

Dans le cirque, parmi les pierres éboulées,

Sur des débris pareils à de grands ossements,

Nous nous assîmes... L'un de nous dit : Ces vallées

Abritèrent jadis d'étranges monuments.

 

Ces lieux retentissaient des chansons des fontaines,

Les proconsuls romains habitaient des villas

Où des vaisseaux venus des mers les plus lointaines

Débarquaient des tapis et des parfums lilas.

 

Leurs femmes à leur cou mettaient des colliers roses ;

Elles savaient des vers merveilleux et, le soir,

Elles s'aimaient près de la mer, avec des poses

Que ne retrouveront jamais plus nos miroirs.

Une d'elles, jadis, est venue, à la place

Où nous sommes assis, inondés de chaleur...

O Sainte Perpétue, amour, divine grâce,

Chère Romaine ardente avec tes yeux de fleur !

 

III

 

Mes compagnons d'un jour à l'arçon de leurs selles

Portaient des pistolets bizarrement verdis.

Je crois entendre encore leurs paroles et celles

Par lesquelles je sais que je leur répondis.

 

Je leur dis : Perpétue ? Oui, je me la rappelle,

Tendre lys qui s'affaisse avec son col tranché...

Enfant, je l'ai chérie avec une ardeur telle,

Un trouble virginal si semblable au péché.

 

Les raisons de mourir qu'eut cette chère morte,

Je les comprenais mieux alors que maintenant.

Aujourd'hui, je frémis devant la grande porte

Dont tremble pour s'ouvrir déjà le noir battant.

 

Je ne veux pas mourir : glaise qui se craquelle,

Par le sang des martyrs ficus éclaboussés !...

Pour vous quitter ainsi, terre, terre mortelle,

Perpétue ignorait des choses que je sais.


Benserade Isaac de (1612-1691)

Stances A Mademoiselle de Brionne.

Quel sentiment jaloux d'un état si parfait,

Veut que votre repos dans un cloître se fonde ?

Pourquoi haïssez-vous le monde,

Philis, hé ! que vous a-t-il fait ?

 

Il vous présentait tout ce qu'il a de plus doux,

Lorsque vous lui faisiez une plus rude guerre ;

Et de tons les cœurs de la terre,

Pas un n'a tenu contre vous.

 

Vous ne pourrez de guère être p1ns près des cieux,

Quand sur cette hauteur vous serez élevée,

Et n'en serez pas mieux sauvée ;

Mais vous nous en admnerez mieux.

 

Plus on se tient couvert, plus ou est recherché ;

Il semble que le voie embellisse les filles :

Et c'est la contrainte des grilles,

Qui fait le ragoût du péché.

 

Loin d'être libertin, vous voyez pour quel but

A changer de projet ma raison vous invite,

Et si je vous en sollicite,

Que c'est même pour mon salut.

 

Demeurez donc au monde en un si bel état :

Où pourrait votre gloire être mieux signalée ?

Faut-il sortir de la mêlée

Au commencement du combat ?

 

A vos pieds gémiront Ies vices abattus,

Dedans cette poudreuse et cette vaste lice,

Où se pratique l'exercice

Des pins héroïques vertus,

 

Etes-vous pas chez nous en toute sûreté,

Sans vous embarrasser d'une pénible affaire,

Et travailler à vous défaire

D'une innocente liberté ?

 

Vous avez dans le cœur un zèle assez dévot ;

Et votre vertu seule assez se fortifie

Sans que la haire mortifie

Une chair qui ne vous dit mot.

 

Voyez donc à loisir et d'un esprit,

Des roses d'un côté, de l'autre des épines ;

Et songez qu'il est des matines

Plus incommodes que le bal.

 

Le monde a pour vous sens des attraits  superflus :

Mais c'est bien mieux prouver qu’on renonce à ce maître

De le mépriser et d'en être,

Que d'y penser n'en étant plus.

 

Ce n'est point pour semer un appât décevant,

Par où dans les filets votre âme s'enveloppe.

Mais en toute votre horoscope

Je ne trouve pas un couvent.

 

Il faut bien observer cette vocation.

Qui vous livre à vous-même une ai prompte guerre,

Et voir s'il n'entre point de terre

Parmi la composition.

 

Un moment de la vie établit tout le plan ;

Et parmi de longs, jours comme seront Ies vôtres,

Ce moment, roi de toua les autres,

En est quelquefois le tyran.

 

Non, non, tenez à Dieu sans tenir au lien,

Fuyez la volupté, les richesses, le faste.

Soyez soumise, pauvre, chaste,

Mais ne jurez jamais de rien.


Blémont Léon Emile

Ruines. A Adolphe Racot.

L'écume bat les rocs stériles,

Dans les pins mugit un grand vent ;

Les rats gris, sous les vieilles tuiles,

Se sauvent en m'apercevant.

 

Quel grand roi, quel vainqueur antique,

vint, au pied de ce mont pelé,

Bâtir ce palais fantastique,

Depuis vingt siècles écroulé

 

Des spectres, faits de lueurs pâles,

Hantent ces lieux toute la nuit ;

Un bruit de soupirs et de râles

Y flotte sur le vent qui fuit.

 

- Il avait des femmes divines,

L'antique roi ! Malgré leurs fards,

Toutes ne sont plus, ô ruines,

Qu'un amas d'ossements blafards !

 

Quelle escorte brillante et fière

Accompagnait son char doré !

Une tombe, un cheval de pierre,

Restent seuls au prince adoré.

 

Je m'assieds parmi l'herbe épaisse,

Et je veux chanter mes douleurs ;

Mais, hélas ! telle est ma tristesse,

Qu'il ne me vient plus crue des pleurs.


Bonneville (Nicolas de)

A J. J. Rousseau. Romance.

Ma voix implore ton secours ;

Comma toi, l'espoir d'être utile

Fera le bonheur de mes jours.

Si dans le néant où nous sommes,

Un livre eût pu créer des hommes,

Émile aurait eu cet honneur.

C'est dans sa féconde lecture.

Que les amis de la nature

Retrouvent l'espoir du bonheur.

 

Quels serpents hideux ! C’est l'Envie !

C'est la rage aux yeux décharnés ;

Je vois la vertu poursuivie

Par tous les monstres acharnés.

Mon cœur se trouble, je soupire,

Et ma main tremble sur ma lyre ;

La crainte a glacé mes transports :

Siècles, acceptez mon hommage,

Voilà tout mon cœur pour otage.

Prêtez l'oreille à mes accords.

 

Du haut de la voûte azurée,

Rousseau, réponds moi ; m’entends tu ?

Reçois ma promesse sacrée

D'aimer à jamais la vertu.

Cieux, que le Parure périsse !

Lève ton bras, dans ta justice,

Frappe, Ami de la vérité ;

Et qu'on maudisse ma mémoire,

Si je recherche une autre gloire

Que le bien de l'humanité.