Camuset Georges (1841-1885)

Blennorragie

Dieux ! Qu’il a l'air farouche et qu'il fait mal à voir !

Écumant et meurtri comme un loup pris au piège,

En ses flancs déchirés grince un fer de rasoir.

Qui l'abreuve ? Chopart (1). Et qui se nourrit ? Mège (2).

 

Eux  cependant, blottis au fond du suspensoir

Dont le souple réseau les berce et les protège,

Pareils à deux oiseaux frileux, fuyant la neige,

Ils reposent, et rien n’émeut leur nonchaloir.

 

Ne  rappellent-ils pas, tant leur retraite est douce,

Acis et Galatée endormis sur la mousse

Dans la grotte qui vit leurs amours ; et sur eux,

La main crispée au sol, le Cyclope hideux,

Penchant son œil unique, où la rage impuissante

Lentement fait couler une larme brûlante ?

(Les sonnets du docteur   1884.)

 

(1)  potion Chopart

(2)  capsules Mège


Char René (1907-1988)

Le visage nuptial (1944)

À présent disparais, mon escorte, debout dans la distance ;

La douceur du nombre vient de se détruire.

Congé à vous, mes alliés, mes violents, mes indices.

Tout vous entraîne, tristesse obséquieuse.

J'aime.

 

L'eau est lourde à un jour de la source.

La parcelle vermeille franchit ses lentes branches à ton front,  

dimension rassurée.

Et moi semblable à toi,

Avec la paille en fleur au bord du ciel criant ton nom,

J'abats les vestiges,

Atteint, sain de clarté.

 

Tu rends fraîche la servitude qui se dévore le dos ;

Risée de la nuit, arrête ce charroi lugubre

De voix vitreuses, de départs lapidés.

 

Tôt soustrait au flux des lésions inventives

(La pioche de l'aigle lance haut le sang évasé)

Sur un destin présent j'ai mené mes franchises

Vers l'azur multivalve, la granitique dissidence.

 

Ô voûte d'effusion sur la couronne de son ventre,

Murmure de dot noire!

Ô mouvement tari de sa diction !

Nativité, guidez les insoumis, qu'ils découvrent leur base,

L'amande croyable au lendemain neuf.

Le soir a fermé sa plaie de corsaire où voyageaient les fusées  

vagues parmi la peur soutenue des chiens.

Au passé les micas du deuil sur ton visage.

 

Vitre inextinguible: mon souffle affleurait déjà l'amitié  

de ta blessure,

Armait ta royauté inapparente.

Et des lèvres du brouillard descendit notre plaisir  

au seuil de dune, au toit d'acier.

La conscience augmentait l'appareil frémissant de ta permanence ;

La simplicité fidèle s'étendit partout.

 

Timbre de la devise matinale, morte saison  

de l'étoile précoce,

Je cours au terme de mon cintre, colisée fossoyé.

Assez baisé le crin nubile des céréales :

La cardeuse, l'opiniâtre, nos confins la soumettent.

Assez maudit le havre des simulacres nuptiaux :

 

Je touche le fond d'un retour compact.

Ruisseaux, neume des morts anfractueux,

Vous qui suivez le ciel aride,

Mêlez votre acheminement aux orages de qui sut guérir  

de la désertion,

Donnant contre vos études salubres.

Au sein du toit le pain suffoque à porter cœur et lueur.

Prends, ma Pensée, la fleur de ma main pénétrable,

Sens s'éveiller l'obscure plantation.

 

Je ne verrai pas tes flancs, ces essaims de faim, se dessécher,  

s'emplir de ronces ;

Je ne verrai pas l'empuse te succéder dans ta serre ;

Je ne verrai pas l'approche des baladins inquiéter  

le jour renaissant ;

Je ne verrai pas la race de notre liberté servilement se suffire.

 

Chimères, nous sommes montés au plateau.

Le silex frissonnait sous les sarments de l'espace ;

La parole, lasse de défoncer, buvait au débarcadère angélique.

Nulle farouche survivance :

L'horizon des routes jusqu'à l'afflux de rosée,

L'intime dénouement de l'irréparable.

 

Voici le sable mort, voici le corps sauvé:

La Femme respire, l'Homme se tient debout.


Charleval Charles Jean Louis Foucon de Ry (1613-1693)

Élégie 1

À une dame, qui se promenant au cours de la reine avec quelques autres dames, fut attaquée par des voleurs. au milieu de ce cours, qu' une puissante reine planta pour nos plaisirs sur le bord de la Seine ; dans ce superbe rond, où l' éclat de vos yeux a charmé tant de fois les hommes et les dieux, et rendu, par un sort tout couronné de gloire, chaque arbre le témoin de plus d'une victoire ; au point que le soleil allait finir son tour, Aminte, vous goûtiez le reste d' un beau jour : quand deux hommes, armés de fer et d' insolence, retinrent vos chevaux avec que violence ; et, d' un ton plein d' audace et plein d' emportement, s' écrièrent fort haut : la bourse, et promptement !

Alors, les sens troublés et l' âme toute en transe, vous pensâtes, dit-on, à votre conscience ; et, craignant le succès de cette  rencontre-ci, à tout hasard au ciel vous criâtes merci ; et vos yeux négligeant le souci de leurs charmes, de remords ou de peur, versèrent quelques larmes.

Alors le vermillon fit place à la pâleur.

Tout se sentit en vous des traits de ce malheur.

Vous changeâtes d'humeur. Jamais esprit de fière devant de jeunes gens ne parut moins sévère ; et, vous voyant réduite à cette extrémité, il ne vous souvint plus d'orgueil, ni de fierté.

Tout changea dans l' instant, jusqu' à l'air du visage ; vos attraits n' eurent plus leur glorieux usage ; et vos yeux, devenus plus doux de la moitié, tendirent à l' amour bien moins qu' à la pitié.

Mais quoi ! Sur de tels cœurs l' amour n' a point d' empire.

En vain, pour les gagner, tant de beauté conspire.

Il semble que ces gens bravent tant de beauté, pour venger vos amans de votre cruauté ; et montrer, affectant si peu de révérence, qu' il est tel qui vous voit avec indifférence.

Enfin de ces marauds le moins considérant sollicite et menace, il fouille, il pille, il prend ; et, saisi d' une bourse et de quelque monnaie, ne pense qu' à sauver sa personne et sa proie.

L'autre, mal satisfait de ces amusements, jure qu' il veut avoir perles et diamants ; badine quelque temps autour de votre oreille ; vous déchire un mouchoir : mais, ô rare merveille !

Au lieu de ces bijoux, qu' il cherchait à tâtons.

Ce trop heureux voleur rencontra vos tétons ; et, sans peur que le temps trahît son entreprise, il tint longtemps ses mains sur cette belle prise.

Si bien que, le voyant à ce point s' oublier, on douta s' il cherchait la gorge ou le collier.

Par cet attouchement son âme chatouillée est de son arrogance à l' instant dépouillée, à peine il lui souvient de quel métier il est, tant ce nouveau penser et le charme et lui plaît.

Sauve, dit-il, cocher, mon cœur de cette belle ; emmène-là bien vite, et ma crainte avec elle.

contre elle je défens trop mal ma liberté ; et tout voleur est mort, lorsqu' il est arrêté.

Songe que mon trépas est joint à cette flamme ; et, si quelque pitié reste encor dans ton âme, touche, et garanti-moi, dans ce funeste jour, de ce petit archer, que l' on appelle amour.

À ces mots, le cocher, laissant aller sa bride, vous traîne aveuglément où sa frayeur le guide ; et fait si bien agir et la main et la voix, qu' il vous tire de mal et de crainte à la fois.

Voilà votre aventure, adorable merveille, et l' effet d'une gorge, à nulle autre pareille.

Admirés, admirés l' orgueil de ces tétons, qui, parmi des filous armés de mousquetons, au plus méchant d' entre eux ont fait rendre les armes, et conservé par tout l' empire de vos charmes : mais ne les cachés plus avec que tant de soin, puisque les découvrir vous sert tant au besoin.


Charpentier François (1620-1702)

Imitation d'Ausone

Pauvre Didon , où t'a réduite

De tes amans le triste sort ?

L'un en mourant cause ta fuite,

L'autre en fuyant cause ta mort.


Chartier Alain (1385-1430)

La belle dame sans mercy

Naguère, chevauchant, pensaie

Comme homme triste et douloureux,

Au deuil où il faut que je soie

Le plus dolent des amoureux,

Puisque, par son dard rigoureux,

La mort me tollit ma maîtresse

Et me laissa seul, langoureux

En la conduite de Tristesse.

 

Si disais : " Il faut que je cesse

De dicter et de rimoyer,

Et que j'abandonne et délaisse

Le rire pour le larmoyer.

Là me faut le temps employer,

Car plus n'ai sentiment ni aise,

Soit d'écrire, soit d'envoyer

Chose qu'à moi ni autre plaise.

 

Qui voudrait mon vouloir contraindre

À joyeuses choses écrire,

Ma plume n'y saurait atteindre,

Non ferait ma langue à les dire.

Je n'ai bouche qui puisse rire

Que les yeux ne la démentissent,

Car le coeur l'envoirait dédire

Par les larmes qui des yeux issent.

 

Je laisse aux amoureux malades

Qui ont espoir d'allégement

Faire chansons, dits et ballades,

Chacun à son entendement,

Car ma dame en son testament

Prit à la mort, Dieu en ait l'âme,

Et emporta mon sentiment

Qui gît o elle sous la lame.

 

Désormais est temps de moi taire,

Car de dire suis-je lassé.

Je veux laisser aux autres faire :

Leur temps est ; le mien est passé.

Fortune a le forcier cassé

Où j'épargnaie ma richesse

Et le bien que j'ai amassé

Au meilleur temps de ma jeunesse.

 

Amour a gouverné mon sens :

Si faute y a, Dieu me pardonne ;

Si j'ai bien fait, plus ne m'en sens,

Cela ne me toult ni me donne,

Car au trépas de la très-bonne

Tout mon bienfait se trépassa.

La mort m'assit illec la borne

Qu'oncques plus mon coeur ne passa. "

 

En ce penser et en ce soin

Chevauchai toute matinée,

Tant que je ne fus guère loin

Du lieu où était la dinée ;

Et quand j'eus ma voie finée

Et que je cuidai héberger,

J'ouis par droite destinée

Les ménétriers en un verger.

 

Si me retrahis volontiers

En un lieu tout coi et privé,

Mais quand mes bons amis entiers

Surent que je fus arrivé,

Ils vinrent. Tant ont étrivé,

Moitié force, moitié requête,

Que je n'ai oncques esquivé

Qu'ils ne me mènent à la fête.

 

À l'entrer fus bien recueilli

Des dames et des demoiselles,

Et de celles bien accueilli

Qui toutes sont bonnes et belles ;

Et de la courtoisie d'elles

Me tinrent illec tout le jour

En plaisant paroles nouvelles

Et en très-gracieux séjour.

 

Dîner fut prêt et tables mises.

Les dames à table s'assirent

Et quand elles furent assises,

Les plus gracieux les servirent.

Tels y eut qui à ce jour virent

En la compagnie liens

Leurs juges, dont semblant ne firent,

Qui les tiennent en leurs liens.

 

Un entre les autres y vis,

Qui souvent allait et venait,

Et pensais comme homme ravi

Et guère de bruit ne menait.

Son semblant fort contretenait ;

Mais Désir passait la raison,

Qui souvent son regard menait

Tel fois qu'il n'était pas saison.

 

De faire chère s'efforçait

Et menait une joie feinte,

Et à chanter son coeur forçait

Non pas pour plaisir mais pour crainte,

Car toujours un relais de plainte

S'enlaçait au son de sa voix ;

Et revenait à son atteinte

Comme l'oisel au chant du bois.

 

Des autres y eut pleine salle,

Mais celui trop bien me semblait

Ennuyé, maigre, blême et pâle,

Et la parole lui tremblait.

Guères aux autres n'assemblait ;

Le noir portait et sans devise,

Et trop bien homme ressemblait

Qui n'a pas son coeur en franchise.

 

De toutes festoyer feignait,

Bien le fit et bien lui seyait ;

Mais à la fois le contraignait

Amour qui son coeur hardoyait

Pour sa maîtresse qu'il voyait,

Que je choisis lors clairement

À son regard qu'il assoyait

Sur elle si piteusement.

 

Assez sa face détournait

Pour regarder en autres lieux,

Mais au travers l'oeil retournait

Au lieu qui lui plaisait le mieux.

J'aperçus le trait de ses yeux,

Tout empenné d'humbles requêtes ;

Si dis à part moi : " Si m'aid' Dieux,

Autel fumes comme vous êtes ".

 

À la fois à part se tirait

Pour raffermir sa contenance,

Et très-tendrement soupirait

Par douloureuse souvenance.

Puis reprenait son ordonnance

Et venait pour servir les mets,

Mais à bien juger sa semblance,

C'était un piteux entremets.

 

Après dîner on s'avança

De danser, chacun et chacune,

Et le triste amoureux dansa

Adès o l'autre, adès o l'une.

À toutes fit chère commune,

O chacune à son tour allait ;

Mais toujours retournait à une

Dont sur toutes plus lui chalait.


Chassignet Jean-Baptiste (1570-1635)

Assieds-toi sur le bord

Assieds-toi sur le bord d'une ondante rivière :

Tu la verras fluer d'un perpétuel cours,

Et flots sur flots roulant en mille et mille tours

Décharger par les prés son humide carrière.

 

Mais tu ne verras rien de cette onde première

Qui naguère coulait ; l'eau change tous les jours,

Tous les jours elle passe, et la nommons toujours

Même fleuve, et même eau, d'une même manière.

 

Ainsi l'homme varie, et ne sera demain

Telle comme aujourd'hui du pauvre corps humain

La force que le temps abrévie et consomme :

Le nom sans varier nous suit jusqu'au trépas,

Et combien qu'aujourd'hui celui ne sois-je pas

Qui vivais hier passé, toujours même on me nomme.


Chaulieu abbé de (1639-1720)

Des louanges de la vie champêtre

Désert, aimable solitude,

Séjour du calme et de la paix,

Asile où n'entrèrent jamais

Le tumulte et l'inquiétude ;

 

Quoi ! j'aurai tant de fois chanté,

Aux tendres accords de ma lyre,

Tout ce qu'on souffre sous l'empire

De l'amour et de la beauté ;

 

Et, plein de la reconnaissance

De tous les biens que tu m'as faits,

Je laisserais dans le silence

Tes agréments et tes bienfaits ?

 

C'est toi qui me rends à moi-même ;

Tu calmes mon cœur agité,

Et de ma seule oisiveté

Tu me fais un bonheur extrême.

 

Parmi ces bois et ces hameaux,

C'est là que je commence à vivre ;

Et j'empêcherai de m'y suivre

Le souvenir de tous mes maux.

 

Emplois, grandeurs tant désirées,

J'ai connu vos illusions ;

Je vis loin des préventions

Qui forgent vos chaînes dorées.

 

La cour ne peut plus m'éblouir :

Libre de son joug le plus rude,

J'ignore ici la servitude

De louer qui je dois haïr.

 

Fils des dieux, qui de flatteries

Repaissez votre vanité,

Apprenez que la vérité

Ne s'entend que dans nos prairies.

 

Grotte, d'où sort ce clair ruisseau,

De mousse et de fleurs tapissée,

N'entretiens jamais ma pensée

Que du murmure de son eau.

....................................

....................................

Bannissons la flatteuse idée

Des honneurs que m'avaient promis

Mon savoir-faire et mes amis,

Tous deux maintenant en fumée !

 

Je trouve ici tous les plaisirs

D'une condition commune ;

Avec l'état de ma fortune

Je mets de niveau mes désirs.

 

Ah ! quelle riante peinture

Chaque jour se montre à mes yeux,

Des trésors dont la main des dieux

Se plaît d'enrichir la nature !

 

Quel plaisir de voir les troupeaux,

Quand le midi brûle l'herbette,

Rangés autour de la houlette,

Chercher le frais sous ces ormeaux !

 

Puis, sur le soir, à nos musettes

Ouïr répondre les coteaux

Et retentir tous nos hameaux

De hautbois et de chansonnettes !

 

Mais, hélas ! ces paisibles jours

Coulent avec trop de vitesse ;

Mon indolence et ma paresse

N'en Peuvent suspendre le cours.

 

Déjà la vieillesse s'avance ;

Et je verrai dans peu la mort

Exécuter l'arrêt du sort

Qui m'y livre sans espérance.

 

Fontenay, lieu délicieux

Où je vis d'abord la lumière,

Bientôt, au bout de ma carrière,

Chez toi, je joindrai mes aïeux.

 

Muses, qui, dans ce lieu champêtre,

Avec soin me fîtes nourrir ;

Beaux arbres, qui m'avez vu naître,

Bientôt vous me verrez mourir.

 

Cependant, du frais de votre ombre

Il faut sagement profiter,

Sans regret, prêt à vous quitter

Pour ce manoir terrible et sombre

 

Où de ces arbres, dont exprès,

Pour un doux et plus long usage,

Mes mains ornèrent ce bocage,

Nul ne me suivra qu'un cyprès.

 

Mais je vois revenir Lisette,

Qui d'une coiffure de fleurs

Avec son teint à leurs couleurs

Fait une nuance parfaite.

 

Égayons ce reste de jours

Que la bonté des dieux nous laisse ;

Parlons à Lisette d'amours :

C'est le conseil de la sagesse.


Chénier André de (1762-1794)

L'aveugle

 « DIEU, dont l'arc est d'argent, dieu de Claros, écoute,

» 0 Sminihée-Apollon, 'je périrai sans cloute,

» Si tu ne sers de guide â cet aveugle errant. »

 

 C'est ainsi qu'achevait l'aveugle eu soupirant,

Et prés des bois marchait, faible, et sur une pierre

S'asseyait. Trois pasteurs, enfants de cette terre,

Le suivaient, accourus aux abois turbulents

Des Molosses, gardiens de leurs troupeaux Mans,

Ils avaient, retenant leur fureur indiscrète,

Protégé du vieillard la faiblesse inquiète ;

Ils l'écoutaient de loin ; et s'approchant de lui

« Quel est ce vieillard blanc, aveugle et sans appui ?

» Serait-ce un habitant de l'empire céleste ?

» Ses traits sont, grands et fiers ; de sa ceinture agreste

» Pend une lyre informe, et les sons de sa voix

» Émeuvent l'air et fonde et le ciel et les bois. »

 

 Mais il entend leurs pas, prête l'oreille, espère,

Se trouble, et tend déjà les mains à la prière.

«Ne crains point, disent-ils, malheureux étranger ;

» (Si plutôt sous un corps terrestre et paisager[pp1] 

» Tu n'es point quelque dieu protecteur de la Grèce,

» Tant une grâce auguste ennoblit ta vieillesse !)

» Si tu n'es qu'un mortel, vieillard infortuné,

» Les humains près de qui les flots t'ont amené,

» Aux mortels malheureux n'apportent point d'injures.

» Les destins n'ont jamais de faveurs qui soient pures.

» Ta voix noble -et touchante est un bienfait des dieux

» Alias aux clartés du jour ils ont fermé tes yeux.

 

 » - Enfants, car votre voix est enfantine et tendre,

» Vos discours sont prudents, plus qu'on n'eût dû l'attendre ;

» Mais toujours soupçonneux, l'indigent étranger

» Croit qu'on rit de ses maux et qu'on veut l'outrager.

» Ne me comparez point à la troupe immortelle

» Ces rides, ces cheveux, cette nuit éternelle,

» Voyez ; est-ce le front d'un habitant des cieux?

» Je ne suis qu'un mortel, un des plus malheureux !

» Si vous en savez un pauvre, errant, misérable,

» C'est à celui-là seul que je suis comparable ;

» Et pourtant je n'ai point, comme fit Thomyris,

» Des chansons à Phoebus voulu ravir le prix ;

» Ni, livré comme Oedipe à la noire Euméuide,

» Je n'ai puni sur moi l'inceste parricide ;

» Mais les dieux tout-puissants gardaient à mon déclin

» Les ténèbres, l'exil, l'indigence et la faim.

 

» Prends ; et puisse bientôt changer ta destinée,

» Disent-ils. » Et tirant ce que, pour leur journée,

Tient la peau d'une chèvre aux crins noirs et luisants,

Ils, versent à l'envi, sur ses genoux pesants,

Le pain de pur froment, les olives huileuses,

Le fromage et l'amande, et les figues mielleuses,

Et du pain à son chien entre ses pieds gisants,

Tout hors d'haleine encore, humide et languissant ;

Qui malgré les rameurs, se lançant à la nage,

L'avait loin du vaisseau rejoint sur le rivage.

 

 « Le sort, dit le vieillard, n'est pas toujours de fer.

» Je vous salue, enfants venus de Jupiter.

» Heureux sont les parents qui tels vous firent mitre

» Mais venez, que mes mains cherchent à vous connaître ;

» Je crois avoir des yeux. Vous êtes beaux tous trois.

» Vos visages sont deux, car douce est votre voix.

» Qu'aimable est la vertu que la grâce environne !

» Croissez, comme j'ai vu ce palmier de Latone,

» Alors qu'ayant des yeux je traversai les flots ;

» Car jadis, abordant à la sainte Délos,

» Je vis près d'Apollon, à son autel de pierre,

» Un palmier, don du ciel, merveille de la terre.

» Vous croîtrez, comme lui, grands, féconds, révérés.

» Puisque les malheureux sont par vous honorés.

» Le plus âgé de vous aura vu treize années

» A peine, mes enfants, vos mères étaient nées,

» Que j'étais presque vieux. Assieds-toi près de, moi,

» Toi, le plus grand de tous ; je me confie à toi.

» Prends soin du vieil aveugle.- O sage magnanime !

» Comment, et d'où viens-tu ? Car l'onde maritime

» Mugit de toutes parts sur nos bords orageux.

» - Des marchands de Cymé m'avaient pris avec eux,

» J'allais voir, m'éloignant des rives de Carie,

» Si la Grèce pour moi n'aurait point de patrie,

» Et des dieux moins jaloux, et de moins tristes jours ;

» Car jusques à la mort nous espérons toujours.

» Mais pauvre, et n'ayant rien pour payer mon passage,

» Ils m'ont, je ne sais où, jeter sur le rivage.

 

» -- harmonieux vieillard, tu n'as donc point chanté ?

» Quelques sons de ta voix auraient tout acheté.

 

» -Enfants, du rossignol la voix pure et légère

» N'a jamais apaisé le vautour sanguinaire,

» Et les riches grossiers, avares, insolents,

» N'ont pas une âme ouverte à sentir les talents.

» Guidé par ce bâton, sur l'arène glissante,

» Seul, en silence, au bord de l'onde mugissante,

» J'allais ; et j'écoutais le bêlement lointain

» De troupeaux agitant leurs sonnettes d'airain.

» Puis j'ai pris cette lyre, et les cordes mobiles

» Ont encor résonné sous mes vieux doigts débiles.

» Je voulais des grands dieux implorer la bonté,

» Et surtout Jupiter, dieu d'hospitalité

» Lorsque d'énormes chiens, à la voix formidable,

Sont venus m'assaillir ; et j'étais misérable,

» Si vous (car c'était vous) avant qu'ils m'eussent pris

» N'eussiez armé pour moi les pierres et les cris.

» - Mon père, il est donc vrai : tout est devenu pire ?

»Car jadis, aux accents d'une éloquente lyre,

» Les tigres et les loups, vaincus, humiliés,

» D'un chanteur comme toi vinrent baiser les pieds.

 

»- Les barbares ! J'étais assis près de la poupe.

» Aveugle vagabond, dit l'insolente troupe,

» Chante ; si ton esprit n'est point comme tes yeux,

» Amuse notre ennui ; tu rendras grâce aux dieux.

» J'ai fait taire mou coeur, qui voulait les confondre ;

» Ma bouche ne s'est point ouverte à leur répondre.

» Ils n'ont pas entendu ma voix, et sous ma main

» J'ai retenu le dieu courroucé dans mon sein.

» Cymé, puisque tes fils dédaignent Mnémosyne,

» Puisqu'ils ont fait outrage à la muse divine,

» Que leur vie et leur mort s'éteigne dans l'oubli ;

» Que ton nom dans la nuit demeure enseveli.

 

» -Viens, suis-nous à la ville ; elle est toute voisine,

» Et chérit les amis de la muse divine.

» Un siège aux cloux d'argent te place à nos festins ;

» Et là les mets choisis, le miel et les bons vins,

» Sous la colonne où pend une lyre d'ivoire,

» Te feront de tes maux oublier la mémoire.

» Et si, dans le chemin, rhapsode ingénieux,

» Tu veux nous accorder tes chants dignes des cieux,

» Nous dirons qu'Apollon, pour charmer les oreilles,

» T'a lui-même dicté de si douces merveilles.

 

»- Oui, je le veux ; marchons. Mais où m’entraînez-vous ?

» Enfants du vieil aveugle, en quel lieu sommes-nous ?

 

» -Sicos est l'île heureuse où nous vivons, mon père.

 

» -Salut, belle Sicos, deux fois hospitalière

» Car sur ses bords heureux je suis déjà venu,

» Amis, je la connais. Vos pères m'ont connu :

» Ils croissaient comme vous ; mes yeux s'ouvraient encore

» Au soleil, au printemps, aux roses de l'aurore ;

» J'étais jeune et vaillant. Aux danses des guerriers,

» A la course, aux combats, j'ai paru des premiers.

» J'ai vu Corinthe, Argos, et Crète et les cent villes,

» Et du fleuve Égyptus les rivages fertiles ;

» Mais la terre et la mer, et l'âge et les malheurs,

» Ont épuisé ce corps fatigué de douleurs.

» La voix me reste. Ainsi la cigale innocente,

» Sur un arbuste assise, et se console et chante.

» Commençons par les dieux : Souverain Jupiter ;

» Soleil, qui vois, entends, connais tout ; et toi, mer,

» Fleuves, terre, et noirs dieux des vengeances trop lentes,

» Salut ! Venez à moi de l'Olympe habitantes,

» Muses ; vous savez tout, vous déesses ; et nous,

» Mortels, ne savons rien qui ne vienne de vous.»

 

 Il poursuit ; et déjà les antiques ombrages

Mollement en cadence inclinaient leurs feuillages ;

Et pâtres oubliant leur troupeau délaissé,

Et voyageurs quittant leur chemin commencé,

Couraient ; il les entend, près de son jeune guide,

L'un sur l'autre pressés tendre une oreille avide ;

Et nymphes et sylvains sortaient pour l'admirer,

Et l'écoutaient en foule, et n'osaient respirer ;

Car, en de longs détours de chansons vagabondes,

Il enchaînait de tout les semences fécondes ;

Les principes du feu, les eaux, la terre et l'air,

Les fleuves descendus du sein de Jupiter,

Les oracles, les arts, les cités fraternelles,

Et depuis le chaos les amours immortelles.

D'abord le Roi divin, et l'Olympe et les Cieux

Et le monde, ébranlés d'un signe de ses yeux ;

Et les dieux partagés en une immense guerre,

Et le sang plus qu'humain venant rougir la terré,

Et les rois assemblés, et sous les pieds guerriers,

Une nuit de poussière, et les chars meurtriers ;

Et les héros armés, brillants dans les campagnes,

Comme un vaste incendie aux cimes des montagnes.

Les coursiers hérissant leur crinière à longs flots,

Et d'une voix humaine excitant les héros.

De là, portant ses pas dans les paisibles villes,

Les lois, les orateurs, les récoltes fertiles.

Mais bientôt de soldats les remparts entourés,

Les victimes tombant dans les parvis sacrés,

Et les assauts, mortels aux épouses plaintives,

Et les mères en deuil, et les filles captives ;

Puis aussi les moissons joyeuses, les troupeaux

Balans ou mugissants, les rustiques pipeaux,

Les chansons, les festins, les vendanges bruyantes,

Et la flûte et la lyre, et les notes dansantes ;

Puis, déchaînant les vents à soulever les mers,

Il perdait les nochers sur les gouffres amers.

De là, dans le sein frais d'une roche azurée,

En foule il appelait les filles de Nérée,

Qui bientôt, à des cris, s'élevant sur les eaux,

Aux rivages troyens parcouraient des vaisseaux ;

Puis il ouvrait du Styx la rive criminelle,

Et puis les demi-dieux et les champs d'Asphodèle,

Et la foule des morts ; vieillards seuls et souffrants,

Jeunes gens emportés aux yeux de leurs parents,

Enfants dont au berceau la vie est terminée,

vierges dont le trépas suspendit l'hyménée.

Mais ô bois, ô ruisseaux, ô monts, ô durs cailloux,

Quels doux frémissements vous agitèrent tous

Quand bientôt à Lemnos, sur l'enclume divine,

Il forgeait cette trame irrésistible et fine,

Autant que d'Arachné les pièges inconnus,

Et dans ce fer mobile emprisonnait Vénus.

Et quand il revêtit d'une pierre soudaine

La fière Niobé, cette mère thébaine,

Et quand il répétait en accents de douleurs

De la triste Aëdon l'imprudence et les pleurs,

Qui, d'un fils méconnu marâtre involontaire,

Voila, doux rossignol, sous le bois solitaire ;

Ensuite, avec le vin, il versait aux héros

Le puissant Népenthès, oubli de tous les maux ;

Il cueillait le Moly, fleur qui rend l'homme sage ;

Du paisible Lotos il mêlait le breuvage,

Les mortels oubliaient, à ce philtre charmés,

Et la douce patrie et les parents aimés ;

Enfin, l'Ossa, l'Olympe et les bois du Pénée

Voyaient ensanglanter les banquets d'hyménée,

Quand Thésée, au milieu de la joie et du vin,

La nuit où son ami reçut à son festin

Le peuple monstrueux des enfans de la nue,

Fut contraint d'arracher l'épouse demi-nue

Au bras ivre et nerveux du sauvage Eurytus.

Soudain, le glaive en main, fardent Pirithoüs :

« Attends ; il faut ici que mon affront s'expie,

 

» Traître : » Mais, avant lui, sur le centaure impie,

Dryas a fait tomber, avec tous ses rameaux,

Un long arbre de fer hérissé de flambeaux.

L'insolent quadrupède en vain s'écrie, il tombe ;

Et son pied bat le sol qui doit être sa tombe.

Sous l'effort de Nessus, la table du repas

Roule, écrase Cymèle, Evagre, Périphas.

Pirithoüs égorge Antimaque, et Pétrée,

Et Cyllare aux pieds blancs, et le noir Macarée ;

Qui de trois fiers lions, dépouillés par sa main,

Couvrait ses quatre flancs, armait son double sein.

Courbé, levant un roc choisi pour leur vengeance,

Tout-à-coup, sous l'airain d'un vase antique, immense,

L'imprudent Bianor, par Hercule surpris,

Sent de sa tète énorme éclater les débris.

Hercule et la massue entassent en trophée

Clanis, Démoléon, Lycotas, et Riphée

Qui portait sur ses crins, de taches colorés,

L'héréditaire éclat des nuages dorés.

Mais d'un double combat Eurynome est avide ;

Car ses pieds, agités en un cercle rapide,

Battent à coups pressés l'armure de Nestor;

Le quadrupède Hélops fuit l'agile Crantor ;

Le bras levé l'atteint ; Eurynome l’arrête.

D'un érable noueux il va fendre sa tête

Lorsque le fils d'Égée, invincible, sanglant,

L'aperçoit ; à l'autel prend un chêne brûlant ;

Sur sa croupe indomptée, avec un cri terrible,

S'élance ; va saisir sa chevelure horrible,

L'entraîne, et quand sa bouche ouverte avec effort,

Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort.

L'autel est dépouillé. Tous vont s'armer de flamme,

Et le bois porte au loin les hurlements de femme,

L'ongle frappant la terre, et les guerriers meurtris,

Et les vases brisés, et l'injure, et les cris.

Ainsi le grand vieillard, en images hardies,

Déployait, le tissu des saintes mélodies.

Les trois enfants, émus à son auguste aspect,

Admiraient, d'un regard de joie et de respect,

De sa bouche abonder les paroles divines,

Comme en hiver la neige aux sommets des collines.

Et partout accourus, dansant sur son chemin,

Hommes, femmes, enfants,- les rameaux à la main,

Et vierges et guerriers, jeunes fleurs de la ville,

Chantaient. «Viens dans nos murs, viens habiter notre île ;

» Viens, prophète éloquent, aveugle harmonieux,

» Convive du nectar, disciple aimé des dieux ;

» Des jeux, tous les cinq ans, rendront saint et prospère

» Le jour où nous avons reçu le grand Homère. »


Clairon Claire Joseph (1723-1803)

Le papillon

Volés, Papillon Libertin.

Aux fleurs de nos vergers le printemps vous rappelle

Plus pressant Qu'amoureux, plus galant que fidèle,

De la rose coquette allés baiser le sein

Qu'un goût vif et léger vous amuse auprès d'elle

Triomphés et volés soudain

Auprès d'une rose nouvelle

D'aimer et de changer, faites-vous une loi,

A ces douces erreurs consacrés votre vie.

Ce sont là les conseils que j'avais pris pour moi,

Si je n'avais pas vu Silvie.


Cohn Marianne (1922-1944)

Je trahirai demain

Je trahirai demain pas aujourd'hui.

Aujourd'hui, arrachez-moi les ongles,

Je ne trahirai pas.

Vous ne savez pas le bout de mon courage.

Moi je sais.

Vous êtes cinq mains dures avec des bagues.

Vous avez aux pieds des chaussures

Avec des clous.

Je trahirai demain, pas aujourd'hui,

Demain.

Il me faut la nuit pour me résoudre,

Il ne me faut pas moins d'une nuit

Pour renier, pour abjurer, pour trahir.

Pour renier mes amis,

Pour abjurer le pain et le vin,

Pour trahir la vie,

Pour mourir.

Je trahirai demain, pas aujourd'hui.

La lime est sous le carreau,

La lime n'est pas pour le barreau,

La lime n'est pas pour le bourreau,

La lime est pour mon poignet.

Aujourd'hui je n'ai rien à dire,

Je trahirai demain.