Fazy Edmond (1870-1910)

Voyage

Ce soir ma solitude est un lac de silence

Et de songe où la nef de mes chimères glisse

Vers des illusions de rive en le délice

D'un rêve qui promet l'éternelle opulence :

 

Une brise aux mortels parfums de pestilence

Nous mène lentement à l'île du supplice ;

Le doux lys de l'espoir effeuille son calice

Et sa tige s'effile en venimeuse lance ;

 

Le mirage d'or fuit, la menteuse merveille

S'évanouit : perdu dans les mornes ténèbres,

Mon navire joyeux pour l'enfer appareille

 

Et les oiseaux de l'ombre avec des cris funèbres

Escortent le damne jusqu'aux lointains parages

Où l'attend le démon des éternels naufrages.


Fontaine Jean de la (1621-1695)

Le Songe de Vaux - Éloge de la Poésie

" Ô vous qui m'écoutez, troupe noble et choisie,

Ainsi qu'eux quelque jour vous vivrez d'ambrosie ;

Mais Alcandre lui-même aurait beau l'espérer,

S'il n'implorait mon art pour la lui préparer.

Ce point tout seul devrait me donner gain de cause :

Rendre un homme immortel sans doute est quelque chose ;

Apellanire peut par ses savantes mains

L'exposer pour un temps aux regards des humains

Pour moi, je lui bâtis un temple en leur mémoire ;

Mais un temple plus beau, sans marbre et sans ivoire,

Que ceux où d'autres arts, avec tous leurs efforts,

De l'Univers entier épuisent les trésors.

Par le second discours on voit que la Peinture

Se vante de tenir école d'imposture,

Comme si de cet art les prestiges puissants

Pouvaient seuls rappeler les morts et les absents !

Ce sont pour moi des jeux : on ne lit point Homère,

Sans que tantôt Achille à l'âme si colère,

Tantôt Agamemnon au front majestueux,

Le bien-disant Ulysse, Ajax l'impétueux,

Et maint autre héros offre aux yeux son image.

Je les fais tous parler, c'est encor davantage.

La Peinture après tout n'a droit que sur les corps ;

Il n'appartient qu'à moi de montrer les ressorts

Qui font mouvoir une âme, et la rendent visible ;

Seule j'expose aux sens ce qui n'est pas sensible,

Et, des mêmes couleurs qu'on peint la vérité,

Je leur expose encor ce qui n'a point été.

Si pour faire un portrait Apellanire excelle,

On m'y trouve du moins aussi savante qu'elle ;

Mais je fais plus encor, et j'enseigne aux amants

A fléchir leurs amours en peignant leurs tourments.

Les charmes qu'Hortésie épand sous ses ombrages

Sont plus beaux dans mes vers qu'en ses propres ouvrages ;

Elle embellit les fleurs de traits moins éclatants

C'est chez moi qu'il faut voir les trésors du printemps.

Enfin, j'imite tout par mon savoir suprême ;

Je peins, quand il me plaît, la Peinture elle-même.

Oui, beaux-arts, quand je veux, j'étale vos attraits :

Pouvez-vous exprimer le moindre de mes traits ?

Si donc j'ai mis les dieux au-dessus de l'envie,

Si je donne aux mortels une seconde vie,

Si maint oeuvre de moi, solide autant que beau,

Peut tirer un héros de la nuit du tombeau,

Si, mort en ses neveux, dans mes vers il respire,

si je le rends présent bien mieux qu'Apellanire,

Si de Palatiane, au prix de mes efforts,

Les monuments ne sont ni durables, ni forts,

Si souvent Hortésie est peinte en mes ouvrages,

Et si je fais parler ses fleurs et ses ombrages,

Juges, qu'attendez-vous ? et pourquoi consulter ?

Quel art peut mieux que moi cet écrin mériter ?

Ce n'est point sa valeur où j'ai voulu prétendre :

Je n'ai considéré que le portrait d'Alcandre.

On sait que les trésors me touchent rarement :

Mes veilles n'ont pour but que l'honneur seulement ;

Gardez ce diamant dont le prix est extrême ;

Je serai riche assez pourvu qu'Alcandre m'aime. "


Fontanes Jean-Pierre Louis marquis de (1757-1821)

Le printemps d'un proscrit Extrait chant premier (poème entre 3 chants )

Daignez aux habitants de la ferme voisine

Accorder un chemin à l'abri des chaleurs

Que les jeunes enfant croissent parmi vos fleurs !

Près de vous, loin de vous, l'œil charmé se promène :

Contemplez ces lointains, ces coteaux, cette plaine.

Quand Avri1 reparaît, quand le jour renaissant

Se glisse à travers l'ombre, et l'efface en croissant,

La féconde génisse abandonne l'étable,

Mugit, et du hameau nourrice inépuisable,

Broutant jusqu'à la nuit un gazon ranimé.

Grossit le doux trésor de son lait parfumé.

L'œil la suit dans ces bois, dans ce noir labyrinthe,

Où de ses pieds pesants s'approfondit l'empreinte.

Là sont des laboureurs, et dans' le gras vallon,

Penchés sur leur charrue, ils ouvrent un sillon.

Tandis que les brebis, qui paissent confondues,

Vous présentent de loin, aux rochers suspendues,

D'un nuage argenté l'immobile blancheur,

A vos pieds se promène un robuste faucheur :

L'herbe tombe et s'entasse en monceaux divisée ;

Souvent frémit la faux sur la pierre aiguisée.

Peindrai-je dans les champs les moissonneurs épars,

Les gerbes, à grands cris, s'élevant sur les chars,

Et les folâtres jeux que la vendange amène ?

Peut-être sous nos yeux d'une marche incertaine,

Deux amants se perdront au fond de la forêt ;

Pardonnez à l'amour, et gardez leur secret :

Ce sont-là vos Vernet, vos poussins, vos Albane.


Furetière Antoine (1620-1688)

Le valet devenu Maître

Tandis qu'Alcidor fut laquais,

Il fut soumis, humble et docile,

Mais quand il eut fait force acquêts,

Il fut rogne, altier, difficile :

 

On l'eût pris pour roitelet,

Tant d'orgueil le fit méconnaître !

Je vois bien que d'un bon valet

On ne saurait faire un bon maître.