Hamilton (1640-1720)

Rondeau

Que de beaux yeux dans les vers, les romans !

Tout en est plein dans nos recueils galants ;

Par tout pays ce lieu commun domine ;

Chez l'Espagnol chez la gent sarrasine,

C'est un refrain qu'on met à tous les chants

 

Aux opéras, beaux yeux sont triomphants ;

Ils rendent fous les Atys,les Rolands ;

Et l'on n'entend parler chez Proserpine

Que de beaux yeux.

 

Pour contenter et le coeur et les sens,

J'aimerais mieux d'aimables sentiments,

Des bras bien faits, unit peau blanche et fine,

D'autres appas dont on juge à la mine,

Trésors heureux, cent fois plus séduisants

Que de beaux yeux.


Harpe Jean-François de La (1739-1785)

L'indifférence d’un homme sensible. (1760)

Du démon qui souffle la guerre, La trompette a frappé les airs; Bellone a fait briller sa lance meurtrière, Signal des maux de l'univers. Riche de nos funérailles,

Ivre de tout le sang versé dans les batailles,

La mort foule à ses pieds les cadavres fumants; Elle étend sa faux destructive,

Et parcourant l'Europe éperdue et plaintive, En moissonne les habitants.

« Quoi! tu peux, me dis-tu, calme au sein des alarmes. « D'un œil indifférent voir tant d'objets affreux!

« Tu vois ce globe malheureux,

« Que souille tant de sang, qu'arrosent tant de larmes, « Et tu n'en verses point!» - Dois-je encore en verser :' Écoute, et tu vas prononcer.

Sans doute tout mortel doit se faire une étude Du soin de son bonheur, du soin de son repos. Hélas! assez long-temps l'univers et, ses maux

Ont nourri mon inquiétude.

Tout portait une atteinte à ce cœur alarmé.

Des forfaits, des noirceurs l’image insupportable

. Excitait mon courroux sans cesse rallumé; Je rougissais pour le coupable,

Je gémissais sur l'opprimé.

Ces craintes, ces douleurs empoisonnaient Ce feu me consumait, et ma raison l'éteint. D'aucun trouble aujourd'hui je ne suis plus atteint ; Je plaignais les mortels; enfin je les oublie.

Ce séjour où je suis, où je vis sous ma loi, Ce coin de l'univers, est l'univers pour moi. Que le crime et le mal triomphent sur la terre; Que tout soit confondu dans cette immense sphère; Que chaque jour la foudre y gronde avec fracas, Jusqu'à mon horizon le bruit n'en viendra pas ma vie.

Quoi! même ces beaux-arts, si chers à ta jeunesse, « Dans la fange aujourd'hui traînés,

« A l'esclavage abandonnés,

« Ces beaux-arts (me dis-tu) n'ont rien qui t'intéresse? « Assez d'autres prendront aux grands évènements « L'intérêt que tu leur refuses.

« Il est pour toi des soins plus voisins, plus pressants'.

« Et tu peux oublier les rois, leurs, jeux sanglants, « Et pleurer les affronts des muses.

Et qu'importe qu'au bruit des applaudissements Meurent d'insipides ouvrages!

Que m'importent le siècle et ses égarements,

La haine et ses fureurs, les sots et leurs suffrages? Qu'importent les erreurs où s'endort l'univers, Et ce choc éternel de préjugés divers; Et le bien et le mal, le trouble et l'harmonie, Qu'on ignore, et qu'on définit;

Ces ridicules en crédit,

Ce masque des vertus, cet abus de l'esprit, Cet esprit tous les jours insultant au génie? Laissons là les mortels, leurs cœurs et leurs destins, Seront-ils adoucis par nos regrets extrêmes ?

Nous avons trop, hélas! à pleurer sur nous-mêmes; Faut-il pleurer sur les humains ?

Jetons les yeux sur nous; voyons ce que nous sommes. C'est un danger d'aimer les hommes,

Un malheur de les gouverner,

Les servir, un effort que bientôt on oublie; Les éclairer, une folie

Qu'ils n'ont jamais su pardonner. Aminte, laisse-moi libre d'inquiétude, Livré tout entier à l'étude, Quelquefois à l'amour, toujours à l'amitié Dans ces plaisirs si purs ton cœur est de moitié.

Ainsi du bouclier de la raison sublime Je me croyais environné.

On m'apprend qu'un vieillard, un père Pleurant la mort d'un fils, qu'on dit être son Vient d'être à l'échafaud indignement traîné. Alors de la pitié repoussant les alarmes,

Que m'importe ? disais-je; et je versais des larmes infortunées, crime,


Heredia José-Maria de ( 1842 1905)

A Sextius

Le ciel est clair. La barque a glissé sur les sables.

Les vergers sont fleuris et le givre argentin

N'irise plus les prés au soleil du matin.

Les boeufs et le bouvier désertent les étables.

Tout renaît. Mais la Mort et ses funèbres fables

Nous pressent, et, pour toi, seul le jour est certain

Où les dés renversés en un libre festin

Ne t'assigneront plus la royauté des tables.

La vie, ô Sextius, est brève. Hâtons-nous

De vivre. Déjà l'âge a rompu nos genoux.

Il n'est pas de printemps au froid pays des Ombres.

Viens donc. Les bois sont verts, et voici la saison

Les trophées


Hesnault Jean (1611-1682)

Sonnets

Ministre avare et lâche, esclave malheureux  (1)

Qui gémis sous le faix des affaires publiques,

Victime dévouée aux chagrins politiques,

Fantôme respecté sous un titre onéreux ;

 

Vois combien des grandeurs le comble est dangereux !

Contemple de Fouquet les funestes reliques ;

Et tandis qu'à sa perte en secret tu t'appliques,

Crains qu'on ne te prépare un destin plus affreux !

 

Il part plus d'un revers des mains de la fortune :

La chute, comme à lui, te peut être commune :

Nul ne tombe innocent d'où te voilà monté.

 

Cesse donc d'animer ton prince à son supplice,

Et, quand il a besoin de toute sa bonté,

Ne le fais pas user de toute sa justice.

 

S'élève qui voudra, par force ou par adresse,

Jusqu'au sommet glissant des grandeurs de la cour :

Moi, je veux, sans quitter mon aimable séjour,

Loin du monde et du bruit rechercher la sagesse.

 

Là, sans crainte des grands, sans faste et sans, tristesse ,

Mes yeux après la nuit verront naître le jour :

Je verrai les saisons se suivre tour à tour,

Et dans un doux repos j'attendrai la vieillesse.

 

Ainsi, lorsque la mort viendra rompre le cours

Des bienheureux moments qui composent mes jours,

Je mourrai chargé d'ans, inconnu, solitaire.

 

Qu'un homme est misérable à l'heure du trépas,

Lorsque ayant négligé le seul point nécessaire,

Il meurt connu de tous et ne se connaît pas !

 

(1)

c’est Colbert que s'adresse cette véhémente invective. Elle atteste la courageuse

fidélité qu’à l’exemple de La Fontaine, de madame de Sévigné et de

quelques autres personnages du temps, Hesnault sut garder au surintendant

disgracié dont il avait été le protégé. (Note de l’éd.)


Hollande Eugène (1866-1931)

Tristesse

Espérance, va-t’en ! fuie, vain nuage rose

Qui crèves dès qu'un vent dans le ciel a passé.

Arrière! ô souvenirs, mon âme vous est close :

A quoi bon m'attendrir sur un rêve effacé ?

 

Vierge pâle aux yeux d'or en ma tristesse, éclose,

Ouvre tes bras d'ivoire à ton amant lassé.

Que sur mon front brûlant ta main froide se pose

Et dormons sur des fleurs dans l'oubli du passé.

 

Viens ! dans un marbre dur j'ai creusé notre couche.

Lorsque j'aurai rivé mes lèvres à ta bouche

O Mort ! nul ne pourra troubler notre sommeil.

 

Vierge pâle aux yeux d'or, maîtresse caressée,

Viens me donner enfin le repos sans réveil :

La place est toute à toi, j'ai tué ma pensée !