Lemarchand Albert (?)

Inquiétude

A Mme T. de S.

Quoi ? Si jeune et déjà sérieuse et pensive !

Le doux rayon de l'aube éclaire encor vos cieux

Et déjà vibre en vous une corde plaintive :

Même des pleurs secrets s'échappent de vos yeux !

 

Hélas ! Il est donc vrai qu'ici-bas nulle rive

N'est à l'abri du vent ni des flots écumeux !

Que le bonheur est fait d'ignorance naïve,

Et que tout cœur précoce est un cœur douloureux !

 

Et pourtant vous avez la forte et double égide,

Des enfants, un époux qui vous garde et vous guide . . .

Oh ! Par ces êtres chers laissez-vous enlacer !

 

L'espoir renaît en nous par une chaste étreinte,

Et vos pleurs sur leurs fronts creuseraient une empreinte

Que vos baisers plus tard ne sauraient effacer.

Laforgue Jules (1860 -1887)

La lune est stérile

Lune, Pape abortif à l'amiable, Pape

Des Mormons pour l'art, dans la jalouse Paphos

Où l'Etat tient gratis les fils de la soupape

D'échappement des apoplectiques Cosmos !

C'est toi, léger manuel d'instincts, toi qui circules,

Glaçant, après les grandes averses, les oeufs

Obtus de ces myriades d'animalcules

Dont les simouns mettraient nos muqueuses en feu !

Tu ne sais que la fleur des sanglantes chimies ;

Et perces nos rideaux, nous offrant le lotus

Qui constipe les plus larges polygamies,

Tout net, de l'excrément logique des fœtus.

Carguez-lui vos rideaux, citoyens de mœurs lâches ;

C'est l'Extase qui paie comptant, donne son Ut

Des deux sexes et veut pas même que l'on sache

S'il se peut qu'elle ait, hors de l'art pour l'art, un but.

On allèche de vie humaine, à pleines voiles,

Les Tantales virtuels, peu intéressants

D'ailleurs, sauf leurs cordiaux, qui rêvent dans nos moelles ;

Et c'est un produit net qu'encaissent nos bons sens.

Et puis, l'atteindrons-nous, l'Oasis aux citernes,

Où nos cœurs toucheraient les payes qu'on leur doit ?

Non, c'est la rosse aveugle aux cercles sempiternes

Qui tourne pour autrui les bons chevaux de bois.

Ne vous distrayez pas, avec vos grosses douanes ;

Clefs de fa, clefs de sol, huit stades de claviers,

Laissez faire, laissez passer la caravane

Qui porte à l'Idéal ses plus riches dossiers !

L'Art est tout, du droit divin de l'Inconscience ;

Après lui, le déluge ! et son moindre regard

Est le cercle infini dont la circonférence

Est partout, et le centre immoral nulle part.

Pour moi, déboulonné du pôle de stylite

Qui me sied, dès qu'un corps a trop de son secret,

J'affiche : celles qui voient tout, je les invite

A venir, à mon bras, des soirs, prendre le frais.

Or voici : nos deux Cris, abaissant leurs visières,

Passent mutuellement, après quiproquos,

Aux chers peignes du cru leurs moelles épinières

D'où lèvent débusqués tous les archets locaux.

Et les ciels familiers liserés de folie

Neigeant en charpie éblouissante, faut voir

Comme le moindre appel : c'est pour nous seuls ! rallie

Les louables efforts menés à l'abattoir !

Et la santé en deuil ronronne ses vertiges,

Et chante, pour la forme : " Hélas ! ce n'est pas bien,

" Par ces pays, pays si tournoyants, vous dis-je,

" Où la faim d'Infini justifie les moyens. "

Lors, qu'ils sont beaux les flancs tirant leur révérence

Au sanglant capitaliste berné des nuits,

En s'affalant cuver ces jeux sans conséquence !

Oh ! n'avoir à songer qu'à ses propres ennuis !

- Bons aïeux qui geigniez semaine par semaine,

Vers mon Cœur, baobab des védiques terroirs,

je m'agite aussi ! mais l'Inconscient me mène ;

Or, il sait ce qu'il fait, je n'ai rien à y voir.


Laprade Victor de (1812-1883)

La mort d'un chêne

I

Quand l'homme te frappa de sa lâche cognée, 

Ô roi qu'hier le mont portait avec orgueil, 

Mon âme, au premier coup, retentit indignée, 

Et dans la forêt sainte il se fit un grand deuil.

Un murmure éclata sous ses ombres paisibles ; 

J'entendis des sanglots et des bruits menaçants ; 

Je vis errer des bois les hôtes invisibles, 

Pour te défendre, hélas ! contre l’homme impuissant.

Tout un peuple effrayé partit de ton feuillage, 

Et mille oiseaux chanteurs, troublés dans leurs amours, 

Planèrent sur ton front comme un pâle nuage, 

Perçant de cris aigus tes gémissements sourds.

Le flot triste hésita dans l'urne des fontaines ; 

Le haut du mont trembla sous les pins chancelants, 

Et l'aquilon roula dans les gorges lointaines 

L'écho des grands soupirs arrachés à tes flancs.

Ta chute laboura, comme un coup de tonnerre, 

Un arpent tout entier sur le sol paternel ;

Et quand son sein meurtri reçut ton corps, la terre 

Eut un rugissement terrible et solennel :

Car Cybèle t'aimait, toi l'aîné de ses chênes, 

Comme un premier enfant que sa mère a nourri ; 

Du plus pur de sa sève elle abreuvait tes veines, 

Et son front se levait pour te faire un abri.

Elle entoura tes pieds d'un long tapis de mousse, 

Où toujours en avril elle faisait germer 

Pervenche et violette à l'odeur fraîche et douce, 

Pour qu'on choisît ton ombre et qu'on y vînt aimer.

Toi, sur elle épanchant cette ombre et tes murmures, 

Oh ! tu lui payais bien ton tribut filial ! 

Et chaque automne à flots versait tes feuilles mûres, 

Comme un manteau d'hiver, sur le coteau natal.

La terre s'enivrait de ta large harmonie ; 

Pour parler dans la brise, elle a créé les bois :

Quand elle veut gémir d'une plainte infinie, 

Des chênes et des pins elle emprunte la voix.

Cybèle t'amenait une immense famille ; 

Chaque branche portait son nid ou son essaim :

Abeille, oiseaux, reptile, insecte qui fourmille, 

Tous avaient la pâture et l'abri dans ton sein.

Ta chute a dispersé tout ce peuple sonore ; 

Mille êtres avec toi tombent anéantis ; 

À ta place, dans l'air, seuls voltigent encore 

Quelques pauvres oiseaux qui cherchent leurs petits.

Tes rameaux ont broyé des troncs déjà robustes ; 

Autour de toi la mort a fauché largement. 

Tu gis sur un monceau de chênes et d'arbustes ; 

J'ai vu tes verts cheveux pâlir en un moment.

Et ton éternité pourtant me semblait sûre ! 

La terre te gardait des jours multipliés...

La sève afflue encor par l'horrible blessure 

Qui dessécha le tronc séparé de ses pieds.

Oh ! ne prodigue plus la sève à ces racines, 

Ne verse pas ton sang sur ce fils expiré, 

Mère ! garde-le tout pour les plantes voisines :

Le chêne ne boit plus ce breuvage sacré.

Dis adieu, pauvre chêne, au printemps qui t'enivre :

Hier, il t'a paré de feuillages nouveaux ; 

Tu ne sentiras plus ce bonheur de revivre :

Adieu, les nids d'amour qui peuplaient tes rameaux !

Adieu, les noirs essaims bourdonnant sur tes branches, 

Le frisson de la feuille aux caresses du vent, 

Adieu, les frais tapis de mousse et de pervenches 

Où le bruit des baisers t'a réjoui souvent !

Ô chêne ! je comprends ta puissante agonie ! 

Dans sa paix, dans sa force, il est dur de mourir ; 

À voir crouler ta tête, au printemps rajeunie, 

Je devine, ô géant ! ce que tu dois souffrir.

Ainsi jusqu'à ses pieds l'homme t'a fait descendre ; 

Son fer a dépecé les rameaux et le tronc ; 

Cet être harmonieux sera fumée et cendre, 

Et la terre et le vent se le partageront !

Mais n'est-il rien de toi qui subsiste et qui dure ? 

Où s'en vont ces esprits d'écorce recouverts ? 

Et n'est-il de vivant que l'immense nature, 

Une au fond, mais s'ornant de mille aspects divers ?

Quel qu'il soit, cependant, ma voix bénit ton être 

Pour le divin repos qu'à tes pieds j'ai goûté. 

Dans un jeune univers, si tu dois y renaître, 

Puisses-tu retrouver la force et la beauté !

Car j'ai pour les forêts des amours fraternelles ; 

Poète vêtu d'ombre, et dans la paix rêvant,

Je vis avec lenteur, triste et calme, et, comme elles, 

Je porte haut ma tête, et chante au moindre vent.

Je crois le bien au fond de tout ce que j'ignore ; 

J'espère malgré tout, mais nul bonheur humain :

Comme un chêne immobile, en mon repos sonore, 

J'attends le jour de Dieu qui nous luira demain.

En moi de la forêt le calme s'insinue ; 

De ses arbres sacrés, dans l'ombre enseveli, 

J'apprends la patience aux hommes inconnue, 

Et mon coeur apaisé vit d'espoir et d'oubli.

Mais l'homme fait la guerre aux forêts pacifiques ; 

L'ombrage sur les monts recule chaque jour ; 

Rien ne nous restera des asiles mystiques 

Où l'âme va cueillir la pensée et l'amour.

Prends ton vol, ô mon cœur ! la terre n'a plus d'ombres 

Et les oiseaux du ciel, les rêves infinis, 

Les blanches visions qui cherchent les lieux sombres, 

Bientôt n'auront plus d'arbre où déposer leurs nids.

La terre se dépouille et perd ses sanctuaires ; 

On chasse des vallons ses hôtes merveilleux. 

Les dieux aimaient des bois les temples séculaires, 

La hache a fait tomber les chênes et les dieux.

Plus d'autels, plus d'ombrage et de paix abritée, 

Plus de rites sacrés sous les grands dômes verts ! 

Nous léguons à nos fils la terre dévastée ; 

Car nos pères nous ont légué des cieux déserts.

II

Ainsi tu gémissais, poète, ami des chênes, 

Toi qui gardes encor le culte des vieux jours. 

Tu vois l'homme altéré sans ombre et sans fontaines ; 

Va ! l'antique Cybèle enfantera toujours !

Lève-toi ! c'est assez pleurer sur ce qui tombe ; 

La lyre doit savoir prédire et consoler ; 

Quand l'esprit te conduit sur le bord d'une tombe, 

De vie et d'avenir c'est pour nous y parler.

Crains-tu de voir tarir la sève universelle, 

Parce qu'un chêne est mort et qu'il était géant ? 

Ô poète ! âme ardente en qui l'amour ruisselle, 

Organe de la vie, as-tu peur du néant ?

Va ! l’œil qui nous réchauffe a plus d'un jour à luire ; 

Le grand semeur a bien des graines à semer. 

La nature n'est pas lasse encor de produire :

Car, ton cœur le sait bien, Dieu n'est pas las d'aimer.

Tandis que tu gémis sur cet arbre en ruines, 

Mille germes là-bas, déposés en secret, 

Sous le regard de Dieu, veillent dans ces collines, 

Tout prêts à s'élancer en vivante forêt.

Nos fils pourront aimer et rêver sous leurs dômes ; 

Le poète adorer la nature et chanter :

Dans l'ombreux labyrinthe où tu vois des fantômes, 

Un idéal plus pur viendra les visiter.

Croissez sur nos débris, croissez, forêts nouvelles ! 

Sur vos jeunes bourgeons nous verserons nos pleurs ; 

D'avance je vous vois, plus fortes et plus belles, 

Faire un plus doux ombrage à des hôtes meilleurs.

Vous n'abriterez plus de sanglants sacrifices ; 

L'âge emporte les dieux ennemis de la paix. 

Aux chants, aux jeux sacrés, vos séjours sont propices ; 

Votre mousse aux loisirs offre des lits épais.

Ne penche plus ton front sur les choses qui meurent ; 

Tourne au levant tes yeux, ton cœur à l'avenir. 

Les arbres sont tombés, mais les germes demeurent ; 

Tends sur ceux qui naîtront tes bras pour les bénir.

Poète aux longs regards, vois les races futures, 

Vois ces bois merveilleux à l'horizon éclos ; 

Dans ton sein prophétique écoute les murmures , 

Écoute ! au lieu d'un bruit de fer et de sanglots,

Sur des coteaux baignés par des clartés sereines, 

Où des peuples joyeux semblent se reposer, 

Sous les chênes émus, les hêtres et les frênes, 

On dirait qu'on entend un immense baiser.


Lebrun Pierre-Antoine (1785-1873)

Le ciel d’Athène

Celui qui, loin de toi, né sous nos pâles cieux,

Athènes, n'a point vu le soleil qui t'éclaire,

En vain il a cru voir le ciel luire à ses yeux,

Aveugle, il ne sait rien d'un soleil glorieux,

Il ne connaît pas la lumière.

 

Athènes, mon Athènes est le pays du jour ;

C'est là qu'il luit ! c'est n que la lumière est belle !

Là que l’œil enivré la puise avec amour,

Que la sérénité tient son brillant séjour,

Immobile, immense, éternelle !

 

Jusque au fond du ciel limpide et transparent,

Comme au fond d'une source on voit; tout l’œil y plonge !

L'air scintille, moiré comme l'air d'un courant,

Pur comme de beaux yeux, clair comme un front d'enfant,

Doux comme l'été dans un songe.

 

Les nuages ! combien ils lui sont étrangers !

A ce bleu firmament ils n'osent faire injure ;

Ou, s'il en vient parfois, rapides passagers,

Peints d'or, d'azur, de pourpre, ils flottent si légers

Que leur voile est une parure.

 

Ah ! comme il me reporte à ce climat si pur,

Ce ciel qui devant moi si tristement s'ennuie,

Dont le rideau jamais n'entrouvre un coin d'azur.

Où même les étés, comme l'hiver obscur,

Passent sous un voile de pluie !

 

La pluie est en Attique un spectacle nouveau ;

Amis, n'est-il pas vrai ? nul ne s'y souvient d'elle :

Nous sellions le coursier sans songer au manteau,

Sans soupçonner le ciel, qui se montrait si beau,

D'être à sa promesse infidèle.

 

Le matin, en s'ouvrant satisfaits de sommeil,

Nos yeux, sûrs d'un beau jour, l'interrogeaient sans crainte :

Et le soir, assurés d'un lendemain pareil,

Ils voyaient sans regret le radieux soleil

Descendre derrière Corinthe.

 

O soirs ! lorsqu'au Pirée, au milieu d'un ciel d'or,

Du golfe et de la mer rentraient les blanches voiles ;

Que l'insensible nuit nous surprenait au bord,

Et que nous demeurions assis longtemps encor,

Les yeux levés vers les étoiles !

 

L'air, ainsi qu'un lait pur, coulait délicieux ;

La transparente nuit brillait bleue et sereine ;

C'était un autre jour qui reposait les yeux.

Mais l'aube de la lune aux astres radieux

Annonçait leur rêveuse reine.

 

Du Pentélique alors, dans sa pâle beauté,

Elle montait sans bruit ; les champs, les monts, les ondes,

Alors tout se taisait, hors mon cœur agité,

Plein d'un trouble inconnu, par degrés transporté

Loin des hommes vers d'autres mondes.

 

Mais sitôt que l'imam, du haut du minaret,

De la nuit dans l'air pur chantait l'heure première,

Vers Athènes à grands pas rentrant non sans regret,

Nous allions au couvent du souper déjà prêt

Chercher la table hospitalière,

 

« Quand reverrai-je Athènes ? Il Ainsi de tous leurs vœux

Ses fils la demandaient sur la rive lointaine.

Sur leur pays souvent je reporte les yeux,

Et, transfuge du mien, souvent ici, comme eux,

Je dis : «  Quand reverrai-je Athènes ! »

 

Doux bords, même embellis de mes jours de douleur !

Chemin de Marathon! Kelidonou ! Colonne !

O penchant de l'Hymette ! ô leur fraîche couleur,

Quand le matin peignait comme un pêcher en fleur

Le mont qui d'abeilles bourdonne !

 

La nuit, en sommeillant, j'y vais dans mon vaisseau;

J'y marche, parle, agis: le jour encor j'en rêve,

Tout m'y reporte, un arbre, une fleur, un oiseau,

Un son léger, le bruit des feuilles ou de l'eau,

Ou la poussière qui s'élève.

 

Si je lis, et soudain que du lieu si connu

Un nom sous mon regard passe par aventure,

En Attique soudain me voilà revenu :

L’œil fixe sans objet, rêveur. le sein ému,

J'interromps longtemps ma lecture !

 

Sans cesse enfin j'y vole, égarant mon essor

Du Pnyx aux oliviers, de la source au platane ;

Du couvent de Daphné je cueille les fruits d'or,

Bois de l'eau du Céphise et mange en songe encor

Les blonds raisins de la sultane.

 

Je suis cette hirondelle, hôtesse de Fauvel,

Que, dans Athènes aussi, notre vue amusée,

Parmi les monuments, d'un vol continuel,

Regardait s'enivrer comme folle du ciel

Et du beau temple de Thésée.

 

Elle égayait le toit de l'hospitalité,

Autour du nid causeur sans mesure empressée ;

De son gazouillement tant de fois écouté,

De son nid, de ses jeux, de sa vive gaîté,

Elle a fait rêver ma pensée.

 

J'ai quitté sans retour ce lieu de souvenir

Elle encore y demeure, au beau temple fidèle.

Si, voyageuse aussi, son temps vient à finir,

Elle n'en part jamais que pour y revenir :

Hélas1trop heureuse hirondelle !

 

Loin d'Athènes asservie, un jour, avec l'été,

On la voit à Memphis partir à tire-d'aile.

Après le long voyage, au pays regretté

Son retour attendu trouve la liberté :

Hélas1trop heureuse hirondelle !

 

Laissons, il en est temps, ce trop aimable lieu.

Je suis comme l'amant d'une femme bien chère,

Qui, prêt à la quitter, plein encor d'un doux feu,

Multiplie, en partant, ses caresses d'adieu,

Sans pouvoir donner la dernière.

 

Athènes, Athènes, adieu ! Je ne dois plus te voir,

Mais mon Ame toujours hantera tes demeures.

O mes vers, je rends grâce à votre heureux pouvoir;

Et dans mon souvenir vous avez fait ce soir

Couler de délectables heures.


Lefranc Jean-Jacques dit Lefranc de Pompignan (1709-1784)

Prophétie d’ézéchiel

Dans une triste et vaste plaine

La main du seigneur m'a conduit.

De nombreux ossements la campagne était pleine ;

L'effroi me précède et me suit.

Je parcours lentement cette affreuse carrière,

Et contemple en silence, épars sur la poussière,

Ces restes desséchés d'un peuple entier détruit.

 

« Crois-tu, dit le Seigneur, homme à qui je confie

Des secrets qu'à toi seul ma bouche a réservés,

Que de leurs cendres relevés,

Ces morts retournent à la vie ?

-C'est vous seul, Ô mon Dieu, vous seul qui le savez.

 

- Eh bien ! parle; ici tu présides ;

Parle, ô mon Prophète, et dis-leur :

Écoutez, ossements arides,

Écoutez la voix du Seigneur.

Le Dieu puissant de vos ancêtres.

Du souffle qui créa les êtres,

Rejoindra vos nœuds séparés,

Vous reprendrez. des chairs nouvelles ;

La peau se formera sur elles,

Ossements secs, vous revivrez. »

 

Il dit; et je répète à peine

Les oracles de son pouvoir,

Que j'entends partout dans la plaine

Ces os avec brut se mouvoir.

Dans leurs liens ils se replacent.

Les nerfs croissent et s'entrelacent.

 

Le sang inonde ses canaux ;

La chair renaît et se colore :

L'âme seule manquait encore

A ces habitants des tombeaux.

 

Mais le Seigneur se fit entendre,

Et je m'écriai plein d'ardeur :

Esprit, hâtez-vous de descendre.

Venez. esprit réparateur:

Soufflez des quatre vents du monde.

Soufflez votre chaleur féconde

Sur ces corps prêts d'ouvrir les yeux !

Soudain, le prodige s'achève,

Et ce peuple de morts se lève,

Étonné de revoir les cieux.


Lerys Joseph Claire dite Clairon (1723-1803)

Poésie de MADEMOISELLE CLAIRON               Publiées pour la première fois en France             AVEC UNE INTRODUCTION par Georges Lepreux Paris imprimerie de l'Armorial français 1898

Introduction

 Bientôt doit s'élever, au pays natal de Clairon, un monument artistique qui rappellera les triomphes d'antan de la célébré tragédienne, mais le plus aimable souvenir que nous puissions conserver d'elle n'est-il pas ce livre si intéressant et si documenté,

que lui a consacré le regretté Concourt, dans sa collection des Actrices du XVIIIe siècle ?

C'est bien là, en effet, que nous retrouvons Clairon toute vivante, et combien vivante ! C'est là que nous la suivons, pas à pas, à travers les mille péripéties de son existence mouvementée ; c'est là encore que nous assistons à ses succès, à ses peines, à ses amours. L'amour ! mais c'en est une des reines que Clairon, et,

dans les facultés si, violemment affectives de son cœur, elle a su puiser des accents poétiques d'où s'exhale une saveur toute particulière.

 

 La lyre de Clairon ! Elle est bien peu connue cette lyre ; n'empêche qu'elle existe, et, dusse-je être accusé d'une grande témérité, je n'hésite pas, même après Concourt, à ajouter un document que je crois curieux, à la biographie de l'illustre enfant de

Condé. Je resterai d'ailleurs très modestement dans la coulisse, et c'est Clairon qui va parler. Elle le fera beaucoup mieux que je ne saurais le faire moi-même.

 

 La lyre de Clairon ! Le moment semble arrivé de la révéler au public ; puisse-t-elle gagner encore au poète d'occasion quelques sympathies nouvelles.

Dans les Mémoires de Ciairon parus à Paris, chez Buisson, en l'an VII, on trouve

(p . 294-299) deux pièces de poésie de la tragédienne : ce sont deux chansons, l'une présentée à Mme L., probablement Mr de La Riandrie, sa fille d'adoption, l'autre, adressée à Mme Drouin, sous la direction de laquelle Mlle Clairon avait débuté à Rouen et qui lui avait conservé une inaltérable amitié. Cette dernière pièce a été reproduite par M. de Goncourt (Mademoiselle Clairon, p . 21), comme un curieux témoignage, en dépit des fausses rimes de l'auteur, de la persistante intimité

des deux femmes. Je la donne néanmoins ici pour offrir au lecteur un ensemble complet des poésies de Clairon.

 

 A mon humble avis, la première pièce est bien meilleure que celle citée par l'illustre biographe, et elle a tout au moins le mérite de ne pas renfermer de fausses rimes. C'est un plaidoyer charmant et très moral en faveur de la fidélité conjugale. A qui

s'étonnerait de rencontrer, sous la plume de Clairon, ces accents qui forment un contraste frappant avec les morceaux du Portefeuille dont il sera parlé plus loin, je répondrais que cette chanson est une oeuvre de l'âge mûr. Je pourrais dire encore que ces deux pièces n'ont été reproduites dans ses Mémoires par la célèbre

tragédienne, qu'en raison même de leur moralité, car, ces Mémoires, comme le dit si justement M. de Goncourt, "ne laissent rien soupçonner de la Frétillon," et c'est précisément cette Frétillon qui nous apparaît dans les morceaux tirés du Portefeuille.

 

 Les deux pièces dont je viens de parler, sont les poésies qu'on pourrait qualifier d'officielles de Mlle Clairon ; elle n'a pas laissé cependant que d'en composer un certain nombre d'autres, s'il faut s'en rapporter au titre du Portefeuille. J'en connais trois, mais l'une d'entre elles me semble tellement licencieuse que je dois renoncer au plaisir de la publier ici, du moins intégralement.

 

 Ces trois dernières pièces ont paru dans une petite brochure intitulée : Morceaux choisis du portefeuille de Mlle Clairon (Amsterdam, chez la veuve de J .-F. Jolly, libraire sur le Rockin, près de la Bourse, MDCCLXII, in 16, 16 p .). Clairon avait donc

alors 39 ans. Elle était à l'apogée de sa gloire ; c'était l'époque où le peuple de Paris la saluait de ce cri : " Vive le roi et Mlle Clairon ! " Elle était aussi à l'apogée de ses trémoussements, et les rimes que je vais reproduire en en respectant l'orthographe, sont bien du Frétillon tout pur.

 

 Le premier morceau est intitulé : Epître à Chloé, le second n'est qu'une petite pièce très alerte qui porte le titre de : Le Papillon . Quant au troisième morceau, Les Bacchanales opéra de campagne, il ne compte pas moins de 195 vers, mais, pour les motifs déjà indiqués, je n'en puis donner que le début et la finale.

 

 Malgré bien des recherches, ces cinq pièces sont les seules que j'aie pu rencontrer des poésies de la Clairon : tout cela, en vérité, n'est qu'à mi-côte du Parnasse, et encore ! Il était cependant intéressant de les tirer de l'oubli, ne fût-ce que pour ajouter un chapitre curieux à l'histoire de notre illustre tragédienne.

 

 Enfin, je fais suivre ces poésies d'une Lettre de Le Kain, à Mlle Clairon, écrite de Bruxelles, que j'extrais de la même plaquette. On y verra la façon piquante dont ce comédien décrit, tant en prose qu'en vers, le costume et l'attitude des Flamands du siècle dernier.

Georges LEPREUX.

 

 

Poésie :

Epître à Chloé

Il n'est point de forfait qu'on n'impute à l'amour,

Ses flèches sont empoisonnées,

Le Caucase et les Pirennées

Dans leurs rochers, dit-on, lui donnèrent le jour.

Il se nourrit de pleurs, c'est le Tiran du monde

Tout y serait sans lui dans une paix profonde,

Lui seul en troublant le repos.

Ne prête point l'oreille à ses propos,

Si pour vous en punir le Dieu quittait la terre,

On ferait tout languit tout perdrait ses appas.

L'hiver, les glaçons, les frimas

Sans cesse nous feraient la guerre.

 

L'amour est ce Dieu du Printemps :

Le feu de son flambeau rallume la nature,

Fait croître les moissons, donne aux prés leur verdure,

C'est lui qui fait bondir les troupeaux dans les champs,

C'est lui qui peint les fleurs des couleurs les plus belles,

Ce qu'on nomme zéphire est le vent de ses ailes,

L'Univers en un mot lui doit les agréments.

L'Amour embellit tout jusqu'à la Beauté même,

Ou plutôt il fait la beauté

C'est à lui qu'un beau teint doit sa vivacité,

Par lui, par son pouvoir suprême,

Des boucles de cheveux ornés de quelques fleurs

Sont autant de filets où se prennent les cœurs.

Ce sourire enfantin, ce son de voix qui touche,

Invite les baisers à voler sur ta bouche,

Tu les tiens de l'amour, c'est un don qu'il t'a fait.

Ne pense point qu'en ce tableau,

Du peintre de Philippe imitant l'artifice,

Je te montre l'amour du côté le plus beau ;

Je ne sais point tromper, rends-moi plus de justice,

Pour convaincre: ton cour de ma sincérité,

Ecoute ce récit par maint Grec attesté.

 

Les Dieux en corps, et Junon â leur tête,

Chés Jupiter se rendirent un jour,

Tous de concert se plaignirent de l'Amour,

Et concluaient dans leur requête

Qu'il fallait le bannir du céleste séjour.

Pour l'accusé Jupin demande grâce

Mais c'est en vain, on s'écrie, on menace,

S'il ne fait droit de déserter sa cour.

Vesta, Cérès vont chercher le coupable.

Pour qu'il ne leur échappe pas,

Les Barbares de fers chargent ses petits bras,

Rien ne peut désarmer leur cour impitoyable

Lui croit que c'est un jeu, tend les mains sans efforts

Vous vous en souviendrais, je vous la garde bonne,

Ah! si je puis avoir mon tour

Vous le savait. des fers que l'Amour donne

Les marques restent plus d'un jour.

Conduits dans le Sénat céleste,

 

Il y cherche Vénus d'un regard agité,

Quand quelque part se trouve la Beauté,

L'Amour n'a rien à craindre de funeste.

Vénus était absente au bord du Sirnoïs,

Dans les bras du Dieu de la Guerre

La déesse ne songeait guerre

Qu'on peut se plaindre de son fils.

 

Ce petit Dieu ne voient point sa mère

Sent de son cœur la crainte s'emparer.

Hélas! dit-il, quel crime ai-je pu faire ?

Puis, tout à coup, il se mit à pleurer.

Que l'Amour est touchant quand il verse

Un mortel se fut adouci,

Les vieilles Déités ont le sœur endurci.

Chassé du séjour du tonnerre.

Il fut relégué dans ces lieue.

Ah! Chloé, qu'ont gagné les Dieux ?

Ils sont venus le chercher sur la Terre.


Louise Colet (1810-1876)

Pradier

Pourquoi ce funèbre cortège

De chars de deuil, d'amis en pleurs ?

Ton cercueil, que la foule assiège,

Sous des voiles aux plis de neige

Eût été mieux parmi les fleurs.

Ce sont les blanches Théories,

Le front chaste, la lyre en main,

Qui sous leurs longues draperies

Devaient calmes, quoique attendries,

Escorter ton dernier chemin.

N'es-tu pas le fils de la Grèce,

Un des plus grands, un des plus beaux ?

De cette antique Enchanteresse

Chaque Nymphe et chaque Déesse

Par toi sortirent des tombeaux.

Quand ces blondes Ombres d'Homère

Revivaient vierges dans tes bras,

Palpitantes sous ta paupière,

Elles croyaient revoir leur père,

Ou Praxitèle, ou Phidias !

L'âme errante de leur génie

Suspendue au bleu firmament

Pour renaître à la tienne unie,

Glissa de la mer d'Ionie

Sur les bords de ton lac Léman.

                      

Ô peuple immortel des statues !

Femmes, héros qu'il anima,

Anges voilés, Déités nues

Des temples et des avenues,

Accourez ! ô vous qu'il aima !

Venez tous, enfants de ses rêves

Qu'il créait divins, sans effort !

Dianes effleurant les grèves !

Tendres Vénus, pudiques Èves !

Venez glorifier sa mort !

Et toi, dernier né de son âme,

Symbole si triste et si beau,

Poésie, Amour, double flamme !

Marbre où la lyre se fait femme !

Viens ! et marche en tête, ô Sapho !

A celui qui te fit renaître

Souffle ardent de l'antiquité

Au fier créateur, au doux maître,

Chante l'Hymne qui nous rend l'Être

L' Hymne de l’Immortalité !

Les vers d'Anacréon, les accents de Tibulle

Ont transmis d'âge en âge un souffle qui circule

Comme une tiède haleine en des seins frémissants.

L'Arioste et Pétrarque, en stances cadencées

Ont prolongé le chœur de ces nobles pensées

      Où l'âme flotte dans les sens.

Tant que l'Amour et l'Art garderont leur jeunesse

Leur jeunesse éternelle et qui fleurit sans cesse

Se riant du néant des empires tombés !

Comme ces chants divins, tes oeuvres recueillies

Triompheront du Temps sans être pâlies

      Ainsi que de fraîches Hébés !

Caressant du regard tes filles radieuses,

Les jeunes amoureux aux belles amoureuses

Murmureront ton nom euphonique et vibrant.

Puis ils diront ta vie, onde large et tranquille

Quiétude du cœur où l'art trouve un asile

      Sérénité qui t'a fait grand !

Puis ils diront ta mort si douce et si rapide

Qu'elle a glacé ton front sans y creuser de ride.

Dans un frais paysage, au bord du fleuve assis,

Sous un ciel chaud et bleu comme un ciel de l'Attique

Tu tombes foudroyé, tel qu'un génie antique

      Exempt des vieux jours obscurcis.

Aux femelles, aux enfants qui t’aimaient dans la vie,

Aux disciples élus, ils porteront envie

Riante apothéose où leurs cœurs salueront

Par le bruit des baisers, par l'éclat des sourires,

Ton fantôme foulant la poudre des empires

      Un bandeau de roses au front !


Ludwig Uhland (1787-1862)

Les trois chants

Dans la haute salle était assis le roi Sifrid :

« Joueurs de harpe, qui de vous sait le plus beau

Chant ? » Un jeune homme sortit aussitôt des

rangs, la harpe à la main, l'épée aux reins.

     «  Je sais trois chants : le premier, tu l'as

certes oublié depuis longtemps déjà : « Tu as

tué mon frère dans un guet-apens ; » et je le redis :

« Tu l'as tué dans un guet-apens . »

     « Le second chant, je l'ai trouvé par une nuit

sombre et orageuse : « il faut que tu luttes avec

moi à la vie ou à la mort, » et je le redis : « Il

faut que tu luttes à la vie ou à la mort. »

      Alors il appuya sa harpe contre la table ; ils

tirèrent tous deux leurs épées avec ardeur, et se

battirent longtemps avec un bruit d'armes stri-

dent, jusqu'à ce que le roi tombât inanimé dans la

haute salle .

      « Maintenant, je vais entonner le troisième chant,

le plus beau, que jamais je ne me lasserai de chan-

ter : « Le roi Sifrid est étendu baigné dans son

sang. » et je le redis : « est étendu baigné dans

son sang. »