Malherbe François de (1555-1628)

Condoléances à Monsieur Du Perier

Dans la haute salle était assis le roi Sifrid :

« Joueurs de harpe, qui de vous sait le plus beau

Chant ? » Un jeune homme sortit aussitôt des

rangs, la harpe à la main, l'épée aux reins.

     «  Je sais trois chants : le premier, tu l'as

certes oublié depuis longtemps déjà : « Tu as

tué mon frère dans un guet-apens ; » et je le redis :

« Tu l'as tué dans un guet-apens . »

     « Le second chant, je l'ai trouvé par une nuit

sombre et orageuse : « il faut que tu luttes avec

moi à la vie ou à la mort, » et je le redis : « Il

faut que tu luttes à la vie ou à la mort. »

      Alors il appuya sa harpe contre la table ; ils

tirèrent tous deux leurs épées avec ardeur, et se

battirent longtemps avec un bruit d'armes stri-

dent, jusqu'à ce que le roi tombât inanimé dans la

haute salle .

      « Maintenant, je vais entonner le troisième chant,

le plus beau, que jamais je ne me lasserai de chan-

ter : « Le roi Sifrid est étendu baigné dans son

sang. » et je le redis : « est étendu baigné dans

son sang. »


Marmontel Jean François (1723-1799)

Épithalame Pour le mariage de mademoiselle. D. L. S., célébré à G. chez madame M.... son amie.

Dieux des hameaux, venez, rassemblez-vous.

L'Hymen, l'Amour, l'Amitié vous convie.

 

Enfin l'Amour, abjurant sa folie,

A de l'Hymen apaisé le courroux :

C'est l'Amitié qui les réconcilie ;

Et c'est ici le lieu du rendez-vous.

 

Plus de dépit, plus de coquetterie,

Plus de caprice et plus d'étourderie :

Foi mutuel, et  jamais de ces coups

Que le beau monde appelle espièglerie :

Douceur d'agneau, et dans la bergerie,

Au grand jamais, nul accès pour les loups.

Dieux des hameaux, etc.

 

Et mille attraits, et mille encore, et tous

Sont les trésors que l'hymen lui confie.

Dieux des hameaux, etc.

 

A tes côtés , fille aimable et chérie,

Vois ce bon père , honoré parmi nous,

Lui qui des arts éclairant l'industrie

Fut quarante ans utile à sa patrie,

Et dont la gloire a fait tant de jaloux !

Vois cette mère, agitée, attendrie,

Verser des pleurs si touchants et si doux ;

Vois ton amant embrasser leurs genoux.

Que de tourments pour les yeux de l'envie !

Dieux des hameaux , etc.

 

Amours, posez la couronne fleurie

Sur ce front calme où siège la pudeur.

Ah ! si les lis expriment la candeur,

Jamais couleur ne fut mieux assortie.

Mais épargnez la tendre modestie

De la victime : elle est chère à son cœur,

Cette vertu qui protégea ses charmes

Cette vertu, qui n'est pas sans alarmes ;

Court aujourd'hui les dangers les plus grands.

Ne hâtez pas ses soupirs et ses larmes :

Il faut toujours respecter les mourants.


Martin Nicolas (1814-1877)

Colibri

Pourquoi des poèmes si courts ?

- Demandez-moi plutôt la cause

Qui rend si courtes les amours

Et fait sitôt pâlir la rose !

 

Vous admirez un réseau d'or

Où mainte perle est enchâssée ;

Moi, j'admire bien plus encor

Une humble goutte de rosée.

 

L'azur tout ruisselant de feux

M'éblouit plus qu'il ne me charme ;

Je rêve devant deux beaux yeux

Où je vois trembler une larme.


Mauclair Camille (1872-1945)

Sonnet

L’attente, ce soir d'or de quelque vert fantôme

Emergé, ruisselant de l'eau triste des glaces

Exagère le vol imprévu de l'atome

Aux factices soleils des bougeoirs, et si lasses

 

Nos, âmes, que voici s'instaurer en des grâces

Des squelettes fardés de la poudre d'un tome

Tout un cortège de bouffons aux cent grimaces

Souillant la nuit de son carnaval polychrome.

 

Le livre sacrilège avec l'ennui tua

L'Hérodiade ou le Narcisse qu'espéra

Notre attente qui s'épouvante et qui désire

Et s'exempt sur ta déroute en ton espoir,

Cœur lâche épris de quelque héroïque délire,

L’or muet de la glace morte dans ce soir.


Maucroix François de (1619-1708)

A un ami qui voulait l’engager à se marier

Ami, je vois beaucoup de bien

nans le parti qu’on me propose ;

Mais toutefois ne pressons rien,

Prendre femme est étrange chose ;

Il faut y penser mûrement,

Gens sages, en qui je me fie,

M'ont dit que c'ost fait prudemment

Que d'y penser toute sa vie.


Melvil Francis , de son vrai nom Jean-Pierre Grumbach (1917 -1973)

Le voyageur

Courbé sous le fardeau du crime que j'expie,

Poussé par l'invincible et formidable main

Qui relève le juste et s'abat sur l'impie,

 

Je suis le voyageur étrange et surhumain

Qui, chaque trois mille ans, en sa marche sans trêve,

Passe éternellement par le même chemin.

 

Un soir, à l'heure obscure où l'étoile se lève,

J'entrai dans une ancienne et puissante cité,

Aux innombrables tours, comme en voit en rêve.

 

D'un peuple grave et fort le flot illimité

Inondait les palais et les sombres portiques,

Et les temples profonds de chaque déité.

 

J'attendis un jeune homme aux membres athlétiques :

- Mon fils, lui dis-je, apprends au pèlerin lassé,

Quel fut le fondateur de ces remparts antiques ?

 

- Père, répondit-il, son nom s'est effacé :

Notre cité n'a point une origine vile,

Son premier jour se cache au gouffre du passé.

 

Puis il me salua d'une façon civile ;

Et je repris ma route à pas lents, tout songeur,

Ne me souvenant pas d'avoir vu cette ville.

 

Trois mille ans je marchai, ténébreux voyageur.

Enfin, au jour marqué, mon oeil revit la place

Où ! la ville épandait son immense rougeur.

 

D'elle rien ne restait ; rien qu'un sinistre espace,

Vide, désert, farouche,. aride, désolé.

Du peuple, de ses rois, de ses dieux nulle trace !

 

Au lieu même où montaient vers le ciel étoilé

Les tours des vieux palais terribles et superbes,

Où les monstres d'airain levaient leur front voilé,

 

Où les cèdres géants dressaient leurs hautes gerbes,

Un homme pâle et nu du sol âpre et noirci

Essayait, à genoux, d'arracher quelques herbes.

 

- Ce pays, dis-je, a-t-il été toujours ainsi,

Stérile, abandonné, seul sous le vent sonore ?

- Toujours, dit l'homme nu - Je lui criai : Merci !

 

Je marchai : trois mille ans s'écoulèrent encore,

Quand je revins, hâtant mes pas silencieux,

L'Orient se teignait des clartés de l'aurore.

 

Un lac immense et pur s'étendait sous les cieux ;

Des barques sillonnaient l'azur des eaux profondes ;

Des pécheurs abordaient avec des cris joyeux.

 

- Ami, dis-je à l'un d'eux, quel jour ces vastes ondes

Se sont-elles creusé ce lit parmi les bois ?

- Il répondit : Le jour où Dieu créa les mondes.

 

Trente siècles entiers passèrent. Cette fois

Plus de lac : un amas d'altières pyramides,

Dont les faites neigeux menaçaient les cieux froids.

 

Un chasseur poursuivait l'élan aux bonds rapides.

- Frère, dis-je, ce mont a-t-il toujours percé

De son front blanc et dur les nuages humides ?

 

- Toujours! dit le chasseur. J'avais déjà passé .

Enfin, lorsqu'en ces lieux le Destin me ramène,

Je trouve un peuple énorme en des murs entassé,

 

Une foule étouffant en son vaste domaine,

Et dont la voix terrible ébranle les remparts

Que battent les flots noirs de cette mer humaine ;

 

Une ville effrayante, aux grondements épars

Dans l'air, couvrant au loin tes collines bleuâtres,

Et jusqu'à l'horizon montant de toutes parts ;

 

Etrange entassement de marbres et d'albâtres,

D'escaliers tournoyant et s'élevant toujours,

De cirques, de palais, de temples, de théâtres ;

 

Labyrinthe sans fin, aux mille carrefours,

()û des yeux scintillants s'allument sous les voiles,

Où, sous d'étroits abris, palpitent les amours ;

 

Cité démesurée, où l'onde sous les voiles

Disparaît ; qui séduit et trouble le regard,

Et dont les feux, la nuit, éclipsent les étoiles.

 

Quand j'eus longtemps erré dans ses murs au hasard,

Un homme à cheveux blancs m'arrêtant au passage,

Me dit : Que cherchez-vous ? Je réponds : 0 vieillard,

 

De ta grande cité natale quel est l'âge ? –

Une flamme rayonne en ses yeux résolus,

Un sourire orgueilleux brille sur son visage :

 

- Passant, dit-il, depuis des siècles révolus,

Sa naissance se perd dans l'ombre solennelle ;

Elle a vu tant de jours qu'on ne les compte plus.

 

Le temps, pour s'y fixer, a reployé son aile ;

Pour, jamais l'univers reconnaît son pouvoir :

Sa force est invincible et sa gloire éternelle.

 

- Merci. Dans trois mille ans je reviendrai la voir.


Mendes Catulle Jane (1867-1955)

Qu’adviendra-t-il de ton image

Le temps qu'enfin je serai morte,

Que je serai, coeur aboli,

Une chose blême qu'on porte

Vers une éternité d'oubli

Et vers le plus cruel mystère

Où le front aille s'abîmer,

Restera-t-il sur cette terre

Une bouche pour te nommer,

Un songe, un chant, une pensée

Pour tout entier te contenir,

Une âme à ton âme embrasée,

Un cher regret, un souvenir

Et la douceur d'un tendre hommage ?...

Qu'adviendra-t-il de ton image

Dressée en mes jours absolus,

Alors que je ne serai plus...

Que faire, ô mon Enfant, que faire

Pour que mon testament transfère

Au monde, ton nom adoré ;

Que faut-il vraiment que je fasse

Afin, l'instant où je mourrai,

O mon Enfant, divine Face,

Esprit pur sans souffle et sans voix,

Que tu ne meures pas pour la seconde fois ?


Mercoeur Élise (1809-1835)

Demain

Chaque flot,tour à tour, soit qu'il sommeille ou gronde,

Emporte mon esquif où le conduit le sort ;

Et, passager sans nom sur l'océan du monde,

Je m'éloigne incertain de recueil ou du port.

J'ai vus enfuir le but de qui pensait l'atteindre ;

J'ai vu ce qu'au sourire.il succède de pleurs ;

Combien de purs flambeaux un souffle peut éteindre ;

Ce qu'un baiser du vent peut moissonner de fleurs.

Et j'ai dit : S'il s'éloigne,oublions le nuage ;

Qu'importe le matin notre destin du soir ?

De la tombe au berceau charmons le court passage :

Un moment de bonheur vaut un siècle d'espoir.

Pour chanter,pour aimer,pourquoi toujours attendre ?

Jamais a-t-on vécu deux fois le même jour ?

Et le flot du passé jamais sut-il nous rendre

Un seul de nos moments emportés sans retour ?

Un songe d'avenir trouble la jouissance;

Ah ! laissons un bandeau pour parure au destin ;

Que le malheureux seul existe d'espérance,

S'endorme sur sa chaîne, et se dise : A demain.


Millevoye Charles-Hubert (1782-1916)

La demeure abandonnée

La nuit couvre les cieux des ombres de son aile :

C'est l'heure de l'amour et du recueillement.

Cercles pompeux, en vain votre éclat me rappelle ;

De ce bruyant désert je m'échappe un moment.

J'irai visiter en silence

L'asile où son ami la voyait chaque soir ;

A sa place j'irai m'asseoir,

Et lui parler en son absence.

De ces lieux si connus j'ai repris le chemin ;

La clé mystérieuse a tourné sous ma main,

J'entre . . . Elle n'est plus là ! J’écoute...

Tout reste muet sous la voûte

De ce séjour abandonné.

Seulement, dans la nuit obscure,

J'entends l'insecte qui murmure

Autour des réseaux d'Arachné.

Silencieuse aussi, je la retrouve encore

Cette harpe brillante, aux chants délicieux,

Dont les cordes couvraient d'un voile harmonieux

Les traits de celle que j'adore…

Hélas ! et son amour peut-être s'évapore,

Comme, après les touchants concerts,

Mourait dans le vague des airs

La voix de l'instrument sonore.

Le voilà, ce lit enchanté

Où vers l'alcôve solitaire,

La décence et la volupté

Se laissaient doucement guider parle mystère !

 

Sur ce divan, étoilé d'or,

Qu'inventa l'indolente Asie,

De ses parfums je crois encor

Savourer la pure ambroisie.

Je revois le flambeau qui prés d'elle veillait

A l'instant où sa main chérie

Traça, dans un dernier billet,

Ces mots si doux: a C'est pour la vie... »

Mais du vide effrayant de mon coeur oppressé

J'aperçois un dernier emblème.

Dans ce cercle où du temps le cours semble tracé,

L'airain qui frémissait, lentement balancé,

Reste immobile : ainsi loin de l'objet qu'on aime

La marche du temps a cessé.