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Histoire de la chanson.
 
    Chanson : un mot clé dans l'histoire de la sensibilité, un mot déconcertant aussi, tant le sens en est à la fois multiple et imprécis. Car le spécialiste qui voudrait récapituler toutes les significations du terme « chanson » devrait en appeler à la fois à la musique, aux lettres, à la philosophie, à la sociologie, à l'ethnologie, à l'histoire. La chanson a cessé d'être cet art créé par le peuple et issu de lui, ainsi que la voyaient les écrivains et compositeurs romantiques. Certes, elle a toujours été, peu ou prou, un produit de consommation, caractéristique qui est pourtant accentuée par les techniques de production et de diffusion, au point de changer la signification sociale du phénomène « chanson ». De nos jours, en effet, dans tous les pays du monde, la chanson s'impose en quelque sorte par la dictature conciliante de la radio, du disque et des entreprises du spectacle. Mais n'est-elle que cela ? N'est-elle pas restée en son fond ce que de tout temps elle a été : l'expression qui se veut la plus immédiate et la plus diversifiée de l'humain ?
 
 
1. À travers siècles et pays
    Le terme « chanson » a connu les acceptions les plus diverses, parfois fort éloignées de la nôtre. Il apparaît pour la première fois au XIe siècle, avec un sens très particulier, dans l'appellation « chanson de geste », poème épique en décasyllabes ou en alexandrins, plus généralement désigné à l'époque par le mot geste seul : « Il est écrit en la geste francor » (La Chanson de Roland). Il n'y a pas lieu par conséquent de rechercher des correspondances entre cette origine et le mot actuel. Les dimensions (la geste est toujours très longue) et le rapport à la musique (la geste, plutôt que chantée, était psalmodiée sur un accompagnement de vielle) opposent en effet ces deux emplois du terme. La chanson désigne ensuite, et jusqu'au XIXe siècle, une forme d'expression consistant en un texte en vers mis en musique, mais elle ne s'applique pas en fait à une grande partie de la production répondant à cette définition. Est chanson ce qui est noble, pur. Le reste, le populaire, portera des noms divers : vaudevilles (voix-de-ville, c'est-à-dire qui courent les rues de la ville), mazarinades, pont-neuf, etc.
 
    Ce n'est qu'après l'époque romantique que s'unifient sous un terme générique, la « chanson », ces genres différents. Là encore, cependant, son emploi n'est pas exactement fixé : lorsque Verlaine intitule ses recueils La Bonne Chanson ou Chanson pour elle, il fait évidemment référence à autre chose qu'au genre représenté par Béranger. Mais peu à peu le mot se fige pour prendre le sens que nous lui connaissons aujourd'hui.
 
 
La chanson et les autres arts
    Ces fluctuations sémantiques rendent plus ou moins compte, en fait, de fluctuations plus profondes : c'est la place de la chanson dans l'ensemble des modes d'expression qui est ici en jeu, place que l'on analysera du point de vue de la conscience qu'en eurent les époques successives.
    Une civilisation se définit, en son temps, par la façon dont elle s'analyse elle-même (ce que l'on pourrait appeler son idéologie). Ainsi, lorsque Ronsard (1524-1585) infléchit la forme de ses sonnets (allant vers une plus grande régularité, vers une alternance de rimes masculines et féminines) afin qu'on puisse mieux les mettre en musique, qu'on puisse même en chanter plusieurs sur un seul air, il y a là une certaine idée de la chanson, conçue comme alliance de deux genres privilégiés : musique et poésie. Cette idée apparaît également chez Boileau qui conclut de façon toute pacifique une controverse entre musique et poésie : « Oublions nos querelles, il nous faut accorder... » déclarent en chœur les deux adversaires. La chanson, bien sûr, se manifeste à la même époque de tout autre façon (les mazarinades, les pamphlets du Pont-Neuf), mais la pensée cultivée la considère ainsi : le mariage de deux muses qui se sont reconnues. C'est dire que le domaine des arts se structure, dans l'esprit de ceux qui s'y intéressent, autour de quelques notions clefs (poésie, drame, peinture, musique, etc.), dont la chanson est en première analyse exclue ; elle ne réapparaît que comme une forme secondaire, mineure, entre deux expressions majeures. Les raisons de cette exclusion « idéologique » sont claires : ce qui n'est pas la chanson ci-dessus définie est presque toujours chanson critique, se situant donc d'elle-même hors de la sphère d'une culture possédée par ceux qu'elle veut, précisément, attaquer. Eugène Scribe (1791-1861) l'a bien ressenti qui déclare dans son discours de réception à l'Académie française : « En France et sous nos rois, la chanson fut longtemps la seule opposition possible ; on définissait le gouvernement d'alors comme une monarchie absolue tempérée par des chansons. »
    L'époque romantique va bouleverser cette vision des choses, en vertu non pas de principes politiques, mais d'une recherche de plus grand « naturel » dans l'art. Herder (1744-1803), puis F. Schlegel (1772-1829) et les frères Grimm (1785-1863 et 1786-1859), par souci d'opposer à la Kunstpoesie un mode d'expression moins artificiel, font du Volkslied un modèle de beauté naïve. Ce goût de l'antithèse poussé à outrance trouve un écho chez Mme de Staël, chez Chateaubriand, chez le Stendhal de Racine et Shakespeare et prolonge, jusqu'à la caricature, l'opposition déjà créée au XVIIIe siècle, lors de la querelle des Bouffons entre musique naturelle, « musique du cœur », l'italienne, et musique intellectuelle, « froide », la française. C'est en quelque sorte Le Neveu de Rameau qui va introduire en Allemagne cette idée avant qu'elle ne nous revienne. Cette postulation d'un Volkslied, d'un folklore, va donner, dans la perception que le monde cultivé a du domaine des arts, son certificat de baptême à la chanson. Elle existe dorénavant et, loin de procéder de la poésie, elle devient son égale : « M. de Béranger, content d'avoir acquis... le titre de grand poète (d'ailleurs si mérité) » (Stendhal, Souvenirs d'égotisme, publié en 1892). « À quoi bon la poésie philosophique, puisqu'elle ne vaut ni un article de l'Encyclopédie ni une chanson de Désaugiers ? » (Baudelaire, 3 février 1846).
 
    Ce même Baudelaire consacre aux chansons de Pierre Dupont deux articles dont l'un au moins est très flatteur : la chanson est définitivement admise dans le domaine de la culture.
 
    Être admis dans une troupe signifie qu'on en accepte les règles. La chanson, qui, à l'égal du théâtre, de la musique, de la littérature ou de l'opéra, accède au domaine de l'expression, se trouve assujettie alors à la vision manichéenne superficielle qui a toujours caractérisé la culture : il y aura la bonne et la mauvaise chanson, comme il y a la bonne et la mauvaise littérature, la bonne et la mauvaise peinture, avec tout le flou qu'entraînent ces notions. En fait, malgré cette insertion dans la culture, la chanson se ressent encore de la façon dont on la concevait du temps de Ronsard ou de Boileau : la qualité qu'on lui attribue est fonction directe de sa ressemblance à la poésie.
 
 
La chanson et les pays
    Cette rapide analyse de la place de la chanson dans les arts a été conduite jusqu'au seuil du XXe siècle. Elle se diversifie alors selon les pays, tout en ayant tendance à s'unifier, du fait des moyens de communication de plus en plus développés.
    Dans les anciennes colonies, la chanson coexiste en fait avec ce que l'Occident considère comme artisanat. Ainsi la musique arabe - qu'elle soit unifiée (chanson égyptienne diffusée dans tout le Moyen-Orient et en Afrique du Nord : Oum Khalsoum) ou diversifiée (le malouf tunisien par exemple) - n'est en rapport que depuis peu avec une littérature, une peinture et un cinéma qui sont en train de renouveler leur mode d'expression artistique. Le domaine allemand, au contraire, est beaucoup plus complexe. La chanson y constitue elle-même un champ où s'opposent le Lied (chant noble, classique), les Volkslieder (chansons folkloriques au sens très large, en fait chansons connues ou adoptées par tous : certains hymnes nazis étaient des Volkslieder), la Chanson (chanson intellectuelle de type français, d'où l'emprunt du mot : das Chanson) et les Schläger (chanson à succès, « tube », Heimweh par exemple). Aux États-Unis, et corrélativement en Grande-Bretagne, les blues, venus du Sud, donnent naissance à une chanson rythmée (le rock'n roll par exemple est bâti sur sa structure mélodique de douze mesures) qui assume très vite la fonction de chanson plus ou moins commerciale face à une autre tradition, venue de l'Est, le folksong et sa variante le protest song (Woodie Guthrie et Pete Seeger pour celui-là, Joan Baez et Bob Dylan pour celui-ci). L'Italie oublie lentement sa tradition (bel cantocanzone) pour adopter, avec A. Celentano ou Rita Pavone, une chanson commerciale à laquelle on oppose, dans la même vision normative esquissée plus haut, une « bonne chanson », plus poétique ou intellectuelle, celle de Sergio Endrigo ou de Domenico Modugno. Dans les pays slaves enfin, la chanson développe un nouveau registre politique à côté de son rôle de toujours : expression de l'âme et de l'originalité d'un peuple, voix des sentiments humains les plus profonds, instruments d'éducation et de culture. Il est à remarquer qu'elle s'exprime de façon privilégiée en mineur.
 
    Ailleurs, la même source se diversifie : la samba brésilienne reste « classique », fidèle à son origine, avec Elizeth Cardoso, elle se modernise et s'adapte au goût du jour chez Simonal ou Ellis Regina. Le tango demeure, du fait de sa vogue européenne, mais il s'essouffle, tandis que certains groupes tentent de prolonger une chanson populaire des Andes.
 
    La chanson assume parfois d'autres fonctions, celles que les ethnologues s'attachent à décrire : arme permettant de ridiculiser l'adversaire chez les Esquimaux, support du récit chez les griots africains.
 
 
2. Un exemple : la chanson en France
    On se plaît à rappeler que le premier texte connu de la langue française fut une séquence chantée, dont le manuscrit se trouve à la bibliothèque de Valenciennes : la Séquence de sainte Eulalie composée à la fin du IXe siècle à l'abbaye de Saint-Amand. Chez tous les peuples, semble-t-il, des paroles cadencées par un rythme très simple constituent une des premières manifestations musicales, tout comme le besoin de marquer cette cadence et ce rythme est à l'origine de l'assonance et de la poésie versifiée et rimée. Il s'agissait en réalité d'un système mnémotechnique élémentaire qui avait pour fin de favoriser la mémoire orale en un temps où la transmission des idées ne reposait que sur elle. Cette remarque est importante, dans la mesure où la chanson est la plus ancienne manifestation de la musique vocale, dans la mesure aussi où l'on retrouvera l'exploitation du rythme dans les chansons, et en général dans toute musique, de caractère fonctionnel : chanson de métier, musique militaire...
 
 
Poésie lyrique
    À partir de l'interprétation des chants dus aux bardes gaulois (chants bachiques et satiriques) et des chants d'Église, les uns et les autres en latin, devait naître un art populaire. Les traits essentiels de notre race se sont affirmés dans cet art en même temps que du latin se dégageait une langue romane qui, progressivement, devait donner naissance à la langue française.
 
    Longtemps, l'histoire de la langue et de la littérature françaises se confondit avec celle de la chanson, de même que celle-ci, pendant longtemps aussi, se mêla à l'histoire de la musique. Ces histoires ont en commun des noms comme ceux de Guillaume IX d'Aquitaine, Thibaud de Champagne, Adam de la Halle, Guillaume de Machault ou Clément Marot. Mais, quand ici et là s'imposa la loi des spécialistes et des professionnels, la chanson se détacha de la musique et des lettres pour rester un art en marge mais un art à la portée de tous. Car la notion de métier était introduite en art. Dès lors, la chanson se trouva, elle aussi, entraînée par des spécialistes sur des sentiers « intellectuels ». Avec les troubadours, elle se fit savante, aristocratique, souvent ésotérique, alors que la musique, avec l'apparition du contrepoint et de l'harmonie, devint une science.
 
 
Troubadours
    L'art des troubadours nous renseigne sur ce que pouvait être l'art populaire de l'époque. On estime que l'art de cour, qui à cette époque était encore monodique et que pratiquèrent les Bernard de Ventadour, Jaufré Rudel, Marabru, Raimbaut d'Orange, Peire d'Auvergne, Guiraut de Borneilh, Guiraut Riquier, avait de nombreux points communs avec la chanson pratiquée dans le peuple et que propageaient les ménétriers. Le fossé entre le château et le village était moins important qu'on ne le croit souvent. L'éloignement social des deux classes, en effet, ne les empêchait pas d'entretenir des rapports étroits dans la vie quotidienne, de sorte que l'on imagine aisément le ménétrier empruntant au troubadour et le troubadour se laissant parfois séduire par la romance populaire du jongleur. La même remarque peut être faite à propos de la musique religieuse, comme le prouvent certains thèmes communs aux cantiques latins et aux chansons populaires, sans qu'on sache quelles sont les proportions exactes du profane et du religieux. Il semble bien que les chants d'Église ont surtout marqué le répertoire populaire, ainsi qu'en témoigne, entre autres exemples, l'utilisation du Benedicamus Dominodans Pernette, du Dies irae dans J'ai vu le loup, le renard, la belette, du Kyrie dans La Fille soldat et de l'Ave maris stella dans Le Roi Renaud. Ces échanges ont été facilités par la pratique des tropes et des épîtres farcies. Plus tard, on constatera nettement et fréquemment des thèmes profanes et souvent légers comme étant à l'origine de messes polyphoniques.
    Dès lors, l'étude de la chanson devient complexe. La chanson savante pratiquée à la cour et à l'église semble le plus souvent issue du motet, comme chez Josquin Des Prés ou Pierre de La Rue, par exemple, et toute l'époque du XVe siècle sera riche de chansons à trois ou quatre voix, au-delà même de nos frontières, et qui se distinguent des formes rurales et citadines chantées par le peuple, à une voix et attachées à des formes fixes comme le rondeau, le virelai ou la bergerette. Les formes riches en polyphonie qui fleuriront au XVIe siècle marquent donc la rupture historique entre la chanson populaire, qu'elle soit citadine ou villageoise, élaborée ou « spontanée », et la musique. En effet, la chanson polyphonique devint progressivement, au stade de la composition et de l'interprétation, le domaine réservé des professionnels.
 
 
Polyphonie
    Une découverte de grande importance devait bouleverser l'évolution de la chanson comme elle bouleversa toutes les disciplines de la pensée : l'imprimerie. Dès lors, la chanson, qui était à la merci de la tradition orale, pourra être transmise par le truchement des recueils et par le colportage. Il est toutefois permis de supposer que ce sont les chansons urbaines qui bénéficieront de ce nouveau moyen de circulation et en premier lieu la chanson parisienne, bien que d'importants centres d'édition et de diffusion existassent alors en province.
    À Paris étaient ouverts depuis longtemps déjà des cabarets qu'ont fréquentés des artistes et des poètes tels que Villon, Rabelais, Pierre Gringoire, Théophile de Viau. Le Pont-Neuf et le quartier de la Fontaine de la Samaritaine, les foires de Saint-Laurent et de Saint-Germain sont restés célèbres. On y entendait des artistes comme Tabarin, Turlupin, Gaultier Garguille. C'est de là que fusèrent entre autres œuvres les fameuses mazarinades, chansons politiques virulentes et satiriques dont la mode se poursuivra, en dépit des censures, jusqu'à la fin du XIXe siècle, alors que la traditionnelle chanson d'amour, l'air à boire continuaient à courir les carrefours, les maisons modestes de la ville et les chaumières du village. Dans les salons se mit à fleurir un genre nommé romance hérité des airs de cour. Leur caractère simple et mélodique, leur sentimentalité souvent élémentaire les apparentent à la chanson. Dans le courant du XVIIIe siècle, sous l'influence, peut-être, de Jean-Jacques Rousseau, elles ont singé la vie champêtre (les bergerettes). Leurs héros avaient pour noms : Colin, Marion, Sylvie, Léandre...
 
 
Romance, air de cour
    Mais bientôt, dans les sociétés chantantes d'autres héros survenaient dans les chansons de Panard, de L'Attaignant ou de Jean-Joseph Vadé : Nanette Dubout, la blanchisseuse ; Manon Giroux, la couturière ; Jérôme Dubois, le « pécheu ». La Révolution était toute proche. Quand elle éclata, dans l'élan de l'enthousiasme et sous l'influence d'une nouvelle législation, la chanson, comme la musique, servit la cause républicaine. L'esprit des mazarinades rebondissant, avec une maturité politique accrue, dans les faubourg, les ateliers, les sections révolutionnaires. On compte des milliers de chansons satiriques ou vengeresses, patriotiques autant que républicaines, à Paris et à travers toute la France (le Ça ira et La CarmagnoleLa Marseillaise ne sont pas les moindres exemples), tandis que la réplique royaliste n'était pas négligeable (Ange Pitou).
    Les événements avaient ralenti l'activité de ces sociétés chantantes qui préfigurèrent les cabarets du XIXe siècle et d'aujourd'hui. La première manifestation de ce genre remonte aux années 1730, quand quelques auteurs à la mode, Piron, Collé, Crébillon fils, Panard, Moncrif, Gentil Bernard avaient fondé le célèbre Caveau que fréquentèrent des personnalités de premier plan. Le mouvement reprit dès que fut calmée l'effervescence révolutionnaire et connut des métamorphoses diverses : Dîners du Vaudeville, Déjeuners des Garçons de bonne humeur, Le Rocher de Cancale ou Caveau moderne, Les Enfants du Caveau. Alors se manifesta Désaugiers. Mais ce fut surtout l'époque de Béranger, considéré alors comme un poète-chansonnier d'importance nationale. Par ses prises de position politiques, il réalisait sur son nom une sorte d'unanimité composite. Bourgeois, ouvriers, républicains et bonapartistes se reconnaissaient en lui. Adepte du socialisme utopique, il conciliait le salon libéral et la rue, l'épicurisme du Caveau et la fronde de la goguette.
 
 
Goguette
    C'est dans les goguettes en effet que s'était réfugié l'esprit révolutionnaire et républicain. Depuis le début du siècle, on y entendit des chansonniers ouvriers, dont certains sont restés célèbres comme Henri Avenel, Vinçart, J.-B. Clément, Charles Gille, Eugène Pottier, auteur de L'Internationale, au cours de réunions pittoresques, dont le cérémonial a souvent été décrit, notamment par Gérard de Nerval. Ces goguettes donnèrent bien du fil à retordre à la censure et à la police du second Empire qui réussit en fin de compte à les étouffer. Seule La Lice chansonnière put se maintenir jusqu'à la fin du siècle, mais encore sa combativité était-elle singulièrement émoussée.
 
    La chanson de goguettier joua effectivement un grand rôle d'information et de mobilisation auprès d'une classe nouvelle, le prolétariat, masse consciente de son rôle politique mais dont la majorité était, à cette époque, illettrée. La chanson, aussi bien en ville qu'à la campagne, par le colportage et par le compagnonnage, allait propager les idées d'une classe dont le destin devait peser sur le monde d'aujourd'hui.
 
    Avec le monde industriel allait naître le monde de la chanson que nous connaissons aujourd'hui. En effet, il prenait déjà appui sur des conditions économiques générales qui ressortaient d'un capitalisme naissant et déjà prospère, mais également sur une notion nouvelle, propre au monde de la création artistique. En effet, c'est au milieu du XIXe siècle (1851) que se dessinent et se précisent d'une façon définitive la notion, puis l'organisation de la propriété artistique.
    Sur cette reconnaissance, combien légitime, concrétisée par la naissance d'une Société d'auteurs, préfiguration de la Société des compositeurs, auteurs et éditeurs de musique (S.A.C.E.M.), allait s'épanouir l'exploitation commerciale d'un art qui, par l'étendue de ses débouchés, s'apparente aux produits de grande consommation. La chanson ne pouvait plus échapper aux excès qu'inspire la recherche du profit. Les effets de cette émancipation économique du chansonnier furent immédiats dans l'euphorie artificielle du second Empire. Alors s'ouvrirent d'innombrables cafés-concerts, héritiers des caveaux, des cafés-théâtres et des goguettes persécutées. C'est dans ces conditions que prit naissance le mythe de la vedette, artiste grassement payé et adulé : Térésa, Paulus, Polin en furent les premiers exemples. En d'autres lieux pourtant fleurissait une chanson d'un genre plus raffiné, souvent qualifié de « littéraire » ou « poétique ».
    Ces lieux étaient les cabarets, dont le plus célèbre fut Le Chat noir fondé par Émile Goudeau (qui avait animé Les Hydropates au quartier Latin) et par Rodolphe Salis. Le Chat noir était le rendez-vous des snobs et des fortunés pour y entendre tout ce que Paris comptait d'artistes farfelus en tout genre et de toutes opinions. On y applaudit Legay, Vincent Hyspa, Mac-Nab, Delmet, Jacques Ferny, Jules Jouy et Bruant qui fonda rapidement son propre établissement : Le Mirliton. Paris et surtout Montmartre connurent alors de nombreux cabarets d'un esprit analogue, auxquels restent attachés des noms comme Yvette Guilbert, Léon Xanrof, Gaston Couté. Sur de minuscules scènes, on chantait le répertoire le plus contrasté, depuis la chanson politique de tous les bords jusqu'à la romance sentimentale qui avait traversé tout le siècle et qui différait peu de la mélodie de concert. Au début du XIXe siècle, la romance, telle que l'avait définie Jean-Jacques Rousseau, était aussi celle que chantait Marie-Antoinette (Pauvre Jacques). Elle était l'œuvre de compositeurs de renom : Gossec, Dalayrac, Grétry, Méhul, Boïeldieu et d'autres de moindre importance, comme Schwarzendorf qui se fit appeler Martini et doit d'être célèbre pour avoir écrit Plaisir d'amour. C'est vers le milieu du siècle, avec Gounod, et peut-être sous l'influence des romantiques allemands, de Schubert surtout, que la romance s'infléchit vers la chanson, alors qu'une romance musicalement plus élaborée prenait définitivement nom de mélodie pour devenir l'apanage des concerts. Dès lors, les musiciens ont eu tendance à rejeter de leur domaine aussi bien la romance facile que la chanson de cabaret ou des rues. En réalité, il y avait peu de musique dans tout ce répertoire.
 
    En effet, si l'on excepte la romance qui bénéficiait d'une musique originale, il y avait très longtemps que les faiseurs de chansons étaient surtout des paroliers. La chanson satirique et politique notamment était construite sur des musiques préexistantes. C'est le cas des mazarinades, des vaudevilles, du répertoire des caveaux et des goguettes comme des cabarets. L'auteur chansonnier empruntait la musique qui semblait convenir le mieux à son sujet ou qui serait susceptible, selon la mode, d'être retenue par l'auditoire. Cela explique que le musicien ait montré peu d'intérêt à l'étude de ce répertoire, malgré la grâce de certaines pièces caractéristiques de Béranger, Désaugiers, Gustave Nadaud, de Pierre Dupont (chansons à tendance paysanne), Loïsa Puget (romance sentimentale) et de certains chansonniers régionalistes comme Doria (Ma Normandie), Goublier et Théodore Botrel. Ce répertoire devait surtout intéresser les poètes, comme en plein XIXe siècle le folklore avait fasciné les écrivains romantiques.
 
 
Folklore
    Le mot « folklore » paraît pour la première fois dans le Chancer's Night Spell de W. J. Thoms. La vogue en fut lancée par l'écrivain et philosophe allemand J. G. Herder en 1774 et avait pour fondement la théorie scientifique et philosophique qui devait présider alors à l'étude du répertoire populaire.
 
    Toujours est-il qu'à cet engouement des romantiques cédèrent d'illustres écrivains : Balzac, Chateaubriand, George Sand, surtout Gérard de Nerval et même Baudelaire s'enthousiasmèrent pour la beauté et la richesse des chansons de nos provinces. Un décret du 13 septembre 1852 du ministre de l'Instruction publique ordonna une enquête sur les chansons et les poésies populaires, et il s'ensuivit le dépôt à la Bibliothèque nationale de six in-folio de Poésies populaires de France. Ces collections, ainsi que les travaux ultérieurs joints aux recueils édités depuis l'invention de l'imprimerie permettent d'avoir une vue générale de la chanson française urbaine et paysanne ; aucun exemple ne semble être pourtant antérieur aux dernières années du XVe siècle, si ce n'est les chansons de troubadours transmises par le parchemin ; cela prouve bien que ces musiciens-poètes œuvraient dans les milieux seigneuriaux. Cela est vrai aussi des documents de chants religieux qui nous sont parvenus.
    En abordant le XXe siècle, on constate d'emblée à quel point, au sortir du XIXe siècle, les conditions d'existence de la chanson ont été modifiées. La chanson populaire - au sens « terrien » du mot - va progressivement disparaître, par suite des phénomènes de centralisation économique, de l'industrialisation entraînant la disparition des petits métiers et les mutations de populations. Les particularités ethniques de ces populations comme des provinces elles-mêmes s'en trouvent donc atténuées. Cette atténuation est d'autant plus frappante qu'elle s'accompagne d'une uniformisation des goûts provoquée par le cosmopolitisme provenant d'une circulation plus facile de toute chose. Il s'ensuivit une internationalisation des spectacles de divertissement. C'est le music-hall. L'invention et la généralisation des moyens d'enregistrement et de diffusion sonores : radio, disque, cinéma, télévision, devaient porter la commercialisation de la chanson à un stade industriel. La conséquence directe en est que la fabrication et l'interprétation des chansons relèvent exclusivement des professionnels. L'amateur est par là même réduit au rôle « passif » d'auditeur et n'éprouve plus le besoin, comme autrefois, de chanter lui-même pour son plaisir. Enfin, la disparition de l'analphabétisme prive la chanson de son rôle social d'informateur et de mobilisateur. Car la disparition de la chanson sociale a contribué à modifier l'idée qu'on se fait aujourd'hui de la chanson. Malgré cela, sa portée sociale reste importante.
 
    Les divers phénomènes que nous venons de définir devaient, en moins d'un demi-siècle, modifier de fond en comble toutes les données du monde de la chanson.
    Le music-hall avait rapidement raison du café-concert et du cabaret. Ses spectacles luxueux, à grand retentissement, ont séduit les foules. La chanson quittait les petites salles pour s'installer dans des lieux susceptibles d'assurer un rendement financier plus important. Le caf'conc' disparut progressivement ; quant aux cabarets, ils se firent rares et n'abritèrent plus, à Montmartre, que des chansonniers spécialisés dans les sujets politiques et d'actualité. Ceux-ci se signalent de plus en plus par la banalité de leurs propos. Le music-hall, au contraire, en dépit de son répertoire frivole, réussit à consacrer un style et un chic « parisien » avec Mistinguett, Maurice Chevalier et Joséphine Baker. Il connut des prolongements dans la revue à grand spectacle, dans l'opérette à refrains que ce soit sur scène ou à l'écran. Durant l'époque euphorique qui suivit la Première Guerre mondiale, on constata un goût prononcé pour l'exotisme et l'importation de refrains et de danses d'Amérique (du Nord et du Sud) et d'Espagne. Ces apports étrangers seront monnaie courante, et diverses modes se sont succédé jusqu'à nos jours : anglaise, italienne, grecque, scandinave, brésilienne... sans compter le phénomène de plus en plus fort de l'influence nord-américaine.
 
 
Music-hall
    Le public subit toujours plus la loi du commerce et de l'industrie. Les éditeurs (papier ou disque) imposent leurs productions. Le public ne choisit pas : il est trop souvent passif devant ce phénomène de prolifération qui, en quelque sorte, force son goût. L'invention du microphone influa certainement sur l'esthétique même de la chanson, de sorte que l'on peut chanter « confidentiellement » devant une salle de plusieurs milliers d'auditeurs. C'est ainsi qu'à l'imitation de l'Amérique on inventa le style « micro » ou « intimiste » (Jean Sablon), et des carrières nouvelles étaient possibles pour des chanteurs sans voix. Les derniers grands noms du tour de chant « ancienne manière » se situent avant la Seconde Guerre mondiale : Yvonne George, Damia, Marie Dubas, Lys Gauty dont émanait une réelle poésie. Depuis, à l'exception d'Édith Piaf, tous les artistes utilisent le micro, dans certains cas à cause de la faiblesse de la voix, dans d'autres à cause de la dimension des salles et aussi en raison du style adopté qui nécessite ce qu'on appelle la « présence ».
 
    On assiste aujourd'hui à un véritable renouveau de la chanson, alors que le règne du music-hall et des revues l'avait banalisée outrageusement. Cette renaissance date des quelques années qui précédèrent la guerre de 1939-1945. La chanson reprenait ses droits en tant que valeur poétique et même en tant que poésie pure. En 1936-1937, sous l'impulsion des frères Prévert, d'Agnès Capri notamment, les hommes de lettres et parfois les musiciens se sont intéressés à la chanson. Parallèlement, Mireille et Charles Trenet ont redécouvert la chanson en lui redonnant un style poétique propre. C'est le commencement de l'ère des auteurs-compositeurs-interprètes qui marquèrent l'époque d'après guerre. La chanson fut définitivement réintroduite dans le monde de la poésie, à Saint-Germain-des-Prés, grâce à la complicité d'un J.-P. Sartre, d'un Boris Vian et d'une école d'interprètes qui tous avaient un sens aigu des valeurs poétiques : Juliette Gréco, Cora Vaucaire, Catherine Sauvage, Jacques Douai. Puis vint une succession d'auteurs-interprètes, de véritables « chansonniers » : le Canadien Félix Leclerc, Georges Brassens, Léo Ferré, Jacques Brel, Anne Sylvestre, Jean Ferrat, Francis Lemarque.
 
    Depuis, la chanson se développe selon deux courants différents : d'une part, les grands du music-hall, tels que Gilbert Bécaud, succédant à Charles Trenet, et Charles Aznavour qui peut être considéré comme l'héritier d'Édith Piaf ; d'autre part, le monde des cabarets style « rive gauche » qui, en dépit de lourdes difficultés fiscales, continua pendant un temps à engendrer de nouveaux talents avant de disparaître presque totalement.
 
    Après les événements de 1968, la vague qui secoua le monde de la chanson favorisa la renaissance momentanée de la chanson régionale - occitane et bretonne en particulier. Ce phénomène démontre que la chanson n'a pas perdu de sa vocation de mobilisation politique et qu'elle est apte à véhiculer la langue pour affirmer l'identité d'une ethnie.
 
    À la même époque se sont révélés des phénomènes fortement liés aux problèmes qui agitaient la société et, spécialement, le monde de la jeunesse. Jacques Higelin et Bernard Lavilliers sont ainsi entrés en compétition avec les survivants des années 1950-1960, comme Johnny Hallyday, Eddy Mitchell ou Sylvie Vartan. On s'attachera surtout aux troubadours des temps modernes : Trénet (mort en 2001), Brassens (mort en 1981), Jacques Brel (mort en 1978), Léo Ferré (mort en 1993), Francis Lemarque, qui ont suscité, dans des styles contrastés, l'émergence de personnalités qu'aucun historien de la chanson ne pourra ignorer, comme la Québecquoise Pauline Julien, Renaud, Alain Souchon, Claude Nougaro, Serge Lama, Julos Beaucarne, Marie-Paule Belle, Véronique Samson, Gilbert Lafaille, Sapho, Michel Jonasz, Jean Guidoni, Maurane, Michelle Bernard, Romain Didier, Liane Foly, qu'ils soient auteurs-compositeurs ou simplement interprètes comme Patricia Kass.
    Dans la dernière période, le rôle dominateur des médias que sont la radio, le télévision et le disque conjugués tend à modifier totalement, et sans doute pour un temps assez long, le monde de la chanson. La chanson « à texte » et la langue française elle-même sont marginalisées et ne bénéficient pas des grands moyens de diffusion ; cela, au profit des genres importés et standardisés dans lesquels le rythme l'emporte sur la mélodie et le sens. Le problème ainsi posé devient une véritable affaire d'État. Le gouvernement a bien tenté de réagir en soutenant des manifestations spécifiques comme le Printemps de Bourges, ou en ouvrant, dans les années 1980, des studios de variétés. Malheureusement, il est difficile de lutter contre l'envahissement des formes et des déviations cosmopolites d'importation anglo-saxonne sous couvert de musique « rock ». Heureusement, les artistes indépendants sont nombreux à défendre l'héritage d'une tradition d'expression française. Celle-ci reste forte non seulement en France, mais aussi dans les pays francophone, le Québec, la Suisse ou la Belgique. En dépit d'un marché déséquilibré, la chanson ne cesse de faire surgir des personnalités originales en marge d'artistes privilégiés par le show-business, représentant, à l'instar des Mireille Mathieu et Michel Sardou, le music-hall d'aujourd'hui, paternaliste et commercial mais, somme toute, bon enfant.
 
 
3. Les théories de la chanson
    « L'étude des phénomènes discrédités est elle-même discréditée. » Cette appréciation d'Edgar Morin se rapporte à la situation présente de la critique chansonnière et implique deux sortes de problèmes : se vérifie-t-elle tout au long de l'histoire du phénomène considéré, d'une part ? affecte-t-elle la nature et la finalité de cette action critique, d'autre part ? En particulier la chanson est-elle appréhendée selon sa spécificité ou bien comme une sorte de manifestation sociale (aspirations d'une couche sociale, d'un groupe), ou encore dans la perspective de l'histoire de l'art (gestation de l'art musical ) ? L'étude des principales théories de la chanson développées en Occident permettra d'avancer quelques éléments de réponse.
 
 
La théorie romantique
    La plus importante et la plus féconde des théories de la chanson a été développée par Herder et les écrivains du Sturm und Drangallemand, puis popularisée par la génération romantique, avant d'être répandue en France par Gérard de Nerval et les romantiques français. Cette théorie est fondée sur une dichotomie opérée entre chanson populaire - Volkslied - et chanson d'art - Kunstlied -, le premier terme de cette dichotomie étant considéré comme la création naïve, « naturelle », de peuples « sauvages », qui n'ont pas encore été contaminés par la civilisation : « La nature a créé l'homme libre, joyeux, chantant ; l'art et la société le rendent fermé, méfiant, muet » (Herder). Toute autre forme d'expression chansonnière n'étant qu'artifice est dénuée d'intérêt.
 
    Quel degré de crédibilité l'historien peut-il accorder à cette théorie ? Pour qu'une chanson soit pure de toute influence extérieure à son milieu d'origine, il faudrait que ce dernier vive en autarcie. Ce cas ne se rencontre qu'à titre exceptionnel en Europe : ainsi que le mentionne H. Davenson, la Lettonie, où la noblesse allemande vécut en marge du peuple letton, en fournit un exemple. La révolution industrielle rendit cette éventualité encore plus mythique. Aussi cette théorie n'a-t-elle pu se développer qu'en s'alimentant à une conception passéiste de l'histoire, fondée sur une valorisation de la société agraire, préindustrielle, dont elle exprime la nostalgie. L'on peut penser que tous les essais contemporains de réanimation du folklore (mouvement ajiste né en Allemagne, scoutisme, Chantiers de jeunesse sous le gouvernement de Vichy) participaient, peu ou prou, de cette nostalgie.
 
 
La postulation poétique ou musicale
    La professionnalisation du mode de production de la chanson et ses conséquences dans le domaine de la distribution entraînèrent l'élaboration d'une nouvelle théorie répandue d'abord en France, puis dans les pays avoisinants. Industrialisation et commercialisation équivalent pour ses tenants à une altération de ce qui fait la substance même de la chanson, substance identifiée à celle du Volkslied. La chanson ne peut être sauvée qu'en étant régénérée par l'apport des formes d'expressions qui sont issues d'elle, tels la musique, l'opéra et la poésie. Dès lors, il y aura lieu d'établir une distinction entre bonne et mauvaise chanson, ou chanson d'exigence, de qualité, et chanson commerciale ; la conformité par rapport aux normes en usage dans l'un des arts considérés tenant lieu de discriminant.
 
    Cette conception, dominante dans l'élite des pays occidentaux, marque la rencontre de la sphère culturelle bourgeoise et d'un mode d'expression qu'elle n'avait pas encore assumé. Considérant la chanson comme un avatar d'une des formes d'expression socialement reconnues (poésie, musique), elle tend, dans son approche critique, à nier la spécificité de son objet au profit d'un de ses éléments constitutifs : « La chanson me plaît surtout en fonction de la littérature et non en fonction d'elle-même » (A. Maurois). Cette opération réductrice n'est nullement exclusive d'une « transsubstantiation » finale, de caractère plus ou moins magique, selon le principe que le tout est différent de l'addition de ses parties. Sauvegardant la dualité peuple-élite, mais en inversant le sens du rapport, cette théorie peut être interprétée comme une adaptation de la conception romantique : au processus d'acculturation affectant les arts populaires depuis les débuts de la révolution industrielle, elle oppose un processus de contracculturation.
 
 
L'impérialisme des « médias 
    La tentative la plus récente de rendre compte du phénomène « chanson » part du développement des modes de reproduction mécaniques, et des conséquences de plus en plus déterminantes que ceux-ci opèrent sur la nature du produit. Ce qui lui correspond sur le plan théorique pourrait être la doctrine de M. Mac Luhan : Medium is the Massage (Message et massage, Pauvert, 1968). D'autre part, A. Adelman affirme dans Chansons à vendre, Cujas, 1967 : « La chanson, c'est ce qui est reçu, donc transmis, c'est-à-dire enregistré. » Est populaire toute chanson universellement reçue.
    Le concept de « chanson populaire » mérite d'être précisé, car il peut prendre trois sens différents : un folklore, corpus achevé et renvoyant aux formes passées d'une culture ; un mode d'expression privilégiée d'un peuple ou d'un groupe social culturellement et historiquement déterminé (par exemple le blues, chant populaire des Noirs américains du Deep South) ; un produit universellement diffusé dans une aire culturelle limitée. C'est cette dernière acception qui est reconnue comme ayant valeur pertinente dans la théorie examinée ; elle s'identifie pourtant à la seconde. Il faudrait en conclure que ceux qui possèdent les moyens de reproduction et de diffusion s'identifient à la masse et s'y perdent sans exercer de pouvoir d'aucune sorte sur la nature de la production elle-même. Mais à ce jour aucune étude n'a pu établir, ne serait-ce que d'une manière approchée, la réalité d'un tel état de fait.
 
    Les théories présentes de la chanson, occultant soit la réalité historique du phénomène, soit le mode spécifique de sa manifestation, n'ont pu établir que partiellement sa nature (en particulier son unicité ou sa multiplicité) et encore moins un langage critique constitué. Mais les deux choses ne sont-elles pas liées ?
 
4. Pour une sociologie de la chanson
    Toute approche de la chanson devrait se décomposer en trois temps : une étude de la chanson comme produit, qui serait à replacer dans une sociologie de l'art ; une étude des milieux qui écrivent, enregistrent, diffusent, reçoivent la chanson ; une étude enfin de la médiation entre ces deux aspects, l'interprète et son public.
 
 
 
 
La chanson comme produit
    Une sociologie de la musique de chanson aurait à envisager trois niveaux souvent distincts de nos jours dans la naissance des chansons : la ligne mélodique, le rythme, l'accompagnement et l'orchestration. L'évolution de l'un ou de l'autre de ces trois niveaux dépend souvent, en effet, de l'apport d'une musique étrangère, sans que celle-ci le plus souvent soit assimilée, étant donné que son intervention reste limitée à un seul niveau. Cette évolution relève plus de la mode que d'une nécessité profonde. Ainsi le décalage semble s'accentuer entre la musique de chanson et la musique classique contemporaine, car, si une partie de cette dernière semble pouvoir intégrer le jazz, la chanson semble s'en éloigner au fur et à mesure que celui-ci évolue.
    Une sociologie de la littérature devrait répondre à une sociologie du texte de chanson. Les études sur la chanson portent le plus souvent sur les thèmes qui s'y trouvent développés, sans que soient considérées les règles internes et externes qui en régissent les textes. On parle de « chanson sentimentale », de « chanson réaliste », de « chanson poétique » sans savoir en définitive de quoi l'on parle.
 
    On sait qu'un texte de chanson se doit de rimer, qu'il doit être « carré », qu'il se décompose le plus souvent en couplets et refrain, et leurs variantes. Cette rigidité (on n'écrit plus les pièces de théâtre en vers) était un des principaux facteurs de la stagnation de la chanson française par rapport à celle d'autres pays. La chanson s'est éloignée ainsi de plus en plus de ce que pouvait être une chanson vivante : les événements de mai 1968 l'ont bien montré, qui se sont soldés par une incapacité de créer dans ce domaine.
 
 
La chanson, reflet social
    Pour étudier la chanson à travers ceux qui la font, ceux qui la diffusent et ceux qui la reçoivent, il faudrait parler d'un double jeu de miroir. Les auteurs-compositeurs-interprètes représentent le cas extrême et le plus susceptible d'échapper, tout au moins partiellement, à l'analyse qui va suivre.
 
    L'auteur-compositeur-interprète a tout d'abord une image de lui-même et se situe dans la constellation des personnes qui écrivent des chansons, ce faisant il choisit une maison de disques - ou bien il est choisi par elle. Ces maisons, en effet, ne sont pas indifférenciées sur le marché, mais offrent une certaine image, qui peut être constituée notamment par des liens plus ou moins avoués entre elles et les médias. La maison de disques renvoie à l'auteur une image de lui-même tendant à l'intégrer aux conceptions qu'elle a de la chanson et du public.
 
    Le milieu de la chanson, qui tend toujours à se constituer en tant que tel, n'est évidemment pas neutre : il occupe une place et une fonction dans la configuration sociale et manipule l'auteur, depuis la pression directe sur sa production jusqu'à la multiplication des enregistrements de la même chanson, en passant par le choix des chansons, par l'orchestration, etc. Après quoi, ce milieu offrira au public une image de l'auteur lui permettant de le « reconnaître ».
 
 
L'interprète et son public
    L'industrie de la chanson va enfin offrir au public une image modifiée de lui-même, afin qu'ainsi le public se « reconnaisse » et se constitue comme public. S'il n'y a pas trop de fautes, si tout se passe bien, le tour est joué.
    Mais ce jeu de miroir se complique par le fait de la rencontre, dans un spectacle, du public et de l'auteur-compositeur-interprète. Ces images se trouvent confrontées dans une réalité, le spectacle. C'est ici que le facteur humain entre en jeu bien qu'on tente de plus en plus de l'éliminer par le « play-back », qui consiste à mettre un disque pendant que la personne fait semblant de chanter, technique courante à la télévision ; il peut y avoir renforcement des deux images (par exemple Mireille Mathieu, dont tout l'art est de ne jamais intervenir personnellement), révélation (dans le cas où l'auteur-compositeur-interprète dépasse ces deux images pour constituer et asseoir la sienne propre) et enfin éclatement (quand la jonction n'est pas réalisée ou que le dépassement reste partiel, maladroit).
 
    En dehors des faits que nous avons induits plus haut (« battage » publicitaire, interviews dans la presse, passages à la radio, etc.), qui précèdent et suivent le spectacle, il y a encore toute une série d'opérations dont il faudrait tenir compte : choix des chansons et leur ordre ; « rodage » de celles-ci ; choix de la salle, du moment dans l'année, des partenaires éventuels.
 
 
Les techniques d'expression
    Il faudrait faire encore une étude des techniques d'expression corporelles et vocales et renvoyer celles-ci à une sociologie du théâtre, de la danse, de l'opéra, du mime. Par exemple, il y a différentes méthodes de respiration, différentes méthodes pour former la voix.
 
    Ce serait l'étude du je-ne-sais-quoi-qui-fait-que, de la « grâce ». Nous dirons rapidement que notre appartenance sociale se manifeste également au niveau de ce que Marcel Mauss a appelé les techniques du corps, « montages physio-psycho-sociologiques de séries d'actes ». Ces montages obéissent à des règles qu'il faut mettre au jour. De façon habituelle, c'est inconsciemment que nous nous comportons selon ces règles et que nous les percevons chez les autres. Sur scène, il en est de même, non pas au niveau des macro-éléments dont nous avons parlé plus haut, mais au niveau des micro-éléments, dans ce que l'on a appelé quelquefois la « manière ». Sur scène, il y a reconnaissance de la règle (c'est le niveau zéro) et transgression réglée de la règle, transgression qui peut se redoubler elle-même (ce qui évidemment est plus ou moins réussi et à des niveaux différents).
 
    La « présence » consisterait alors dans notre capacité de jouer ; à ce jeu le public participe, et il y intervient ou peut y intervenir.
                Philippe BUISSET              
              
 
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